Juxtaposer une sélection d’airs expressifs d’opéra et le Requiem de Fauré, un des plus placides de l’exercice, est une proposition osée. Pourtant le programme original proposé par Raphaël Pichon à la Philharmonie de Paris brille par l’évidence de sa cohérence intellectuelle : après la « Méditation religieuse » tirée de Tristia de Berlioz, dont le chœur nous rappelle la vanité des péripéties terrestres par rapport à la transcendance tranquille du Ciel, on va justement entendre les déchirements humains d’Hamlet et Ophélie à travers des scènes choisies d'Hamlet d'Ambroise Thomas avant que la « Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet », elle aussi issue de Tristia, n’emporte leurs corps dans la tombe. Immédiatement après, le Requiem se fera l’écho du premier numéro du concert, accueillant les âmes des défunts dans la quiétude du paradis.
La volonté de créer un objet unifié prolonge cette cohérence en allant jusqu’à l’ajout d’éléments musicaux discrets mais probants. Ainsi les différents extraits sont le plus souvent liés par des sons de cloches, plus ou moins glaçants mais toujours éloquents, qui plongent l’auditeur dans un état d’esprit mystique bienvenu. Le timbalier et le percussionniste de l’Ensemble Pygmalion se répartissent les tâches en participant toujours justement au propos, en particulier lors de la gestion du rythme de tambour de la marche funèbre, sobre et incorporé dans le crescendo d’orchestre.
L’orchestre, justement, est à son aise dans la première partie. De nombreux solos exposés et risqués sur les instruments d’époque mettent en valeur corniste et clarinettiste, tandis que les violons font preuve d’un lyrisme justement dosé comme d’un dynamisme énergique selon le caractère des pièces. Assez inexplicablement, le Requiem pâtira de décalages légers mais récurrents, sans pour autant nuire à quelques douces ambiances suspendues.
Moins sollicité que d’habitude dans leurs productions (car assis et spectateur pendant de longues séquences d’Hamlet), le chœur Pygmalion déploie ses somptuosités lors de chaque intervention. Dès la « Méditation religieuse » liminaire, sa qualité de prononciation nous fait comprendre que le surtitrage est aujourd’hui un luxe accessoire. Après avoir entendu « Voici la riante saison », c’est tout juste si l’on ne se lève pas pour aller chercher sa fourche et moissonner les pelouses de La Villette, tant l’entrain et la musicalité s’entremêlent divinement. L’homogénéité de chaque pupitre ainsi que leur complémentarité sont responsables d’une interprétation d’anthologie du Requiem. La capacité des choristes à tenir des sons naturels non vibrés crée une atmosphère remplie de plénitude et renforce la puissance des nuances. Et quelquefois un léger vibrato vient colorer imperceptiblement une fin de phrase, produisant des frissons délicieux.
On avait laissé Pygmalion en compagnie de Stéphane Degout et Sabine Devieilhe dans le Requiem allemand de Brahms. La fine équipe est à nouveau au rendez-vous ce soir, pour le plus grand bonheur du public. Stéphane Degout incarne un Hamlet conscient du poids du devoir et de la vengeance, résigné. Sa voix puissante ménage d’admirables atmosphères pesantes pendant les extraits d’opéra, avant de se muer en apaisement chaleureux dans Fauré. Si l’on regrette la présence systématique d’un vibrato assez large tout au long de la soirée, cela introduit une continuité intéressante, comme suggérant que c’est bien Hamlet qui nous parle d’en haut.
Sabine Devieilhe campe une Ophélie flamboyante. Sa technique vocale étourdissante laisse pantois sur tous les plans : des aigus maîtrisés, des jeux de respiration haletants et une ligne précise au service du personnage et de la musicalité, une prononciation plus parfaite encore qu’un discours parlé… Sommet inattendu : l’émission reste parfaitement claire même quand elle se tourne de biais ou chante vers l’arrière-scène. De par la nature de l’argument, elle montre une folie psychologique plus insidieuse, jusqu’à une mort émouvante après une ballade scandinave plus vraie que nature.

Quittant la scène après ce destin tragique, elle n’y reviendra que pour les saluts : ses interventions du Requiem sont exécutées sur les hauteurs des divers seconds balcons de la salle. Après un « Pie Jesu » séraphique, la chanteuse vole la vedette aux sopranos du chœur au début d'« In paradisum »… Une proposition à nouveau gagnante, tant on a l’impression d’entendre Ophélie nous inviter à la rejoindre.