Dans la continuité d’une cérémonie de réouverture de Notre-Dame qui a pu tourner au grand spectacle, le public parisien ressent-il un besoin de spiritualité ? La grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie, qu’on a rarement vue aussi remplie ce jeudi soir pour un programme vocal autour de la vie et de la mort, semble le suggérer : pas le moindre centimètre carré de siège qui ne soit recouvert d’un postérieur attentif. Au lieu de cierges et de bougies, ce sont des micros qui trônent en haut de candélabres noirs. L’Ensemble Pygmalion, après un récent album consacré au Requiem de Mozart (harmonia mundi), prépare déjà le disque suivant, centré sur le Requiem allemand de Brahms. Il nous tarde d’en écouter le résultat après l’exécution de référence du soir.

Raphaël Pichon dirige l'Ensemble Pygmalion à la Philharmonie © Fred Mortagne / Pygmalion
Raphaël Pichon dirige l'Ensemble Pygmalion à la Philharmonie
© Fred Mortagne / Pygmalion

Le concert commence pourtant de manière bien curieuse car, alors qu’on se réjouissait de la mise en regard d’un canon a cappella de Speer avec la troisième Kirchenmusik de Mendelssohn, nous n’avons droit qu’à la seconde pièce. « Mitten wir in Leben sind » reste un choc esthétique vocal qui d’emblée donne le ton de la soirée. Après avoir entendu les pupitres de ténors et basses, puis de mezzos et sopranos, dont on admire l’homogénéité à la fois en termes de prononciation, de vibrato, d’intentions et de nuances, leur réunion est une apothéose. Chef de chœur hors pair, Raphaël Pichon lance les attaques, met en valeur tel pupitre d’un geste, reprend le contrôle global d’un autre : on croirait un claviériste maniant à la perfection son synthétiseur. La partition est sollicitée de manière inventive toujours au service du texte (les questions restent en suspens tandis que les « Heilige Herr » sont éclatants), frisant parfois la coquetterie vers la fin avec un soufflet un peu trop démonstratif pour être complètement naturel.

Une telle démonstration de performance collective amplifie le moindre micro décalage, qu’il soit rythmique ou intentionnel. C’est probablement ce qui explique le sentiment de déséquilibre lors de l’entrée de l’orchestre seul en ouverture du Requiem allemand. Altos, violoncelles et contrebasses créent une ambiance de recueillement convaincante, mais la synchronisation est moins parfaite que celle du chœur. La harpe ne se fondra d’ailleurs pas complètement dans le tissu sonore.

Tout au long de la partition, la cohésion de l’ensemble ne fera que se renforcer. C’est une bonne chose car l’effectif n’est pas le plus pléthorique et joue sur des instruments d’époque, significativement moins puissants que les instruments modernes, en particulier pour les cordes montées en boyaux. On aurait volontiers ajouté un pupitre au quatuor, notamment dans le deuxième mouvement de l’œuvre, au cours duquel on est conquis par la musicalité du timbalier Koen Plaetinck. Brahms impose aux violons de jouer avec sourdine pour un effet funèbre poignant, mais qu’on entend parfois à peine.

Toujours est-il que l’orchestre ne couvre jamais les voix, dont l’effectif est également très raisonnable. C’est ici un motif de satisfaction : chaque pupitre sonne littéralement comme un seul individu, dans la continuité de la première œuvre du programme. Le chœur transmet tout le sentiment d’une partition romantique chargée, sans sombrer dans un pathos lourd comme on l’entend parfois. Les lignes restent ciselées en toute circonstance, quelle que soit la nuance, et de quelle palette a-t-on profité !

La primauté du chœur est telle qu’on se surprend parfois à s’abîmer dans sa contemplation sonore en oubliant l’orchestre. Certains passages nous font revenir à la densité de l’écriture brahmsienne, comme le contrepoint qui clôt le troisième mouvement et dont on comprend toute la structure, mêlant le chœur et l'orchestre soutenus par la pédale obstinée des contrebasses.

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Sabine Devieilhe
© Fred Mortagne / Pygmalion

Malgré leurs interventions ponctuelles, les solistes participent pleinement à cette orgie d’esthétisme vocal. Avec un remarquable travail de diction, Stéphane Degout rend vivants les personnages qu'il incarne, tantôt pauvre mortel perdu face à la mort avec un ton grave et résigné dont le vibrato semble des pleurs, tantôt prédicateur convaincu dont la voix éclatante et puissante traduit l’assurance. Sabine Devieilhe, quant à elle, joue avec les résonances de la salle au sommet de la tessiture. Sa gestion du vibrato est prodigieusement musicale, notamment dans son registre aigu qui donne l’impression d’entendre un oiseau du paradis. Victime du syndrome de Stendhal qu’il a lui-même provoqué, Raphaël Pichon saluera son public conquis le visage marqué par les larmes.

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