Ni char à voile ni sobriété à la Philharmonie pour l'ouverture de saison de l'Orchestre de Paris, mais bien deux moteurs Vulcain pour propulser la grande salle Pierre Boulez – sous le commandement de Klaus Mäkelä – à travers un programme stratosphérique qui mêlait le contemporain Asteroid 4179 : Toutatis de Kaija Saariaho au répertoire avec Ainsi parlait Zarathoustra de Strauss et le Poème de l’extase de Scriabine. En outre, deux créations mondiales signées Jimmy López Bellido et Pascal Dusapin plaçaient clairement ce concert sur l’orbite du XXIe siècle : une audace qu’on aimerait voir reproduite !

Première des deux créations de la soirée, Aino conclut de façon magistrale la première partie du concert et conduit Jimmy López Bellido, sous les francs applaudissements du public, au triomphe qu’il mérite. Dans la continuité de Strauss au sein du programme comme en termes d’esthétique musicale, ce poème symphonique dédié à Klaus Mäkelä s'attache à illustrer le mythe de l'infortunée Aino. Si les influences de cette composition sont multiples, la culture finlandaise y tient une place particulière ; à la fois dans la narration et dans le traitement des couleurs orchestrales, la nature décrite est ambiguë, magnétique et inspirante, mais également sombre et menaçante. Si la note d’intention du compositeur insiste sur son aspect contemplatif, l’œuvre entraîne finalement l’auditeur vers une expérience immersive dans laquelle il est tout autant acteur que spectateur : sous les murmures aigus du violon, il erre, puis chute et se noie avec Aino. De la complainte lancinante des cuivres aux notes finales du glockenspiel, en passant par la marche funèbre charriant les larmes maternelles, le langage musical n’est pas radicalement neuf, mais qu’importe ! Gardons-nous de reprocher à cette œuvre son intelligibilité.
Plus mystérieuse dans sa forme, A Linea de Pascal Dusapin instille une tension parfaitement tenue de bout en bout. Issue des interrogations du compositeur sur la notion de ligne, cette œuvre est tout aussi étonnante que convaincante. Avec « l’intention première de composer une pièce entière sur une seule portée pour tous les musiciens », Dusapin parvient à un résultat certes moins idéaliste, mais qui communique l’impression profonde du mouvement. Née du frémissement de quelques cordes, amplifiée par l’adjonction des vents, la ligne se dessine et évolue comme évolue l’aquarelle sous les pinceaux en poils de martre : la ligne tantôt s’élargit, tantôt se rétrécit, si bien que la nature même de la ligne devient une forme et non plus un trait. A Linea n’est pas une ligne droite, bien au contraire, c’est une ligne parfois contrariée par les circonvolutions du compositeur, qui semble se plaire à « revenir à la ligne » – faire des alinéas – quitte à dérouter son auditoire. Soutenue par une section rythmique inflexible, ainsi que par l’attention harmonique portée à l’association des cuivres, cette ligne ne tourne pas en rond sous la baguette analytique de Klaus Mäkelä, qui en donne une lecture précise mais sans rigidité.
Concernant le poème symphonique de Strauss, nous ne suivrons pas l’injonction de Nietzsche à bénir « la coupe qui veut déborder ». Introduit par un Asteroid 4179 : Toutatis de Kaija Saariaho tout en relief et en texture, Ainsi parlait Zarathoustra est joué immédiatement après dans un fondu enchaîné dont la référence cinématographique est évidente, et si l’effet peut déconcerter le puriste par sa futilité, le résultat semble néanmoins perspicace. Malheureusement, le naturel aura manqué à cette interprétation de tous les excès – contrebasses grattées à en briser les archets, coups de timbales déflagratoires, cuivres cataclysmiques – et qui démontre une lecture très au premier degré de la partition. Soulignons tout de même la puissante ferveur orchestrale qui provoque une certaine jouissance chez l’auditeur.
C’est précisément cette jouissance qui aura manqué à l’épilogue de cette soirée. Dans une interprétation tenant plutôt de la sensualité que de l’érotisme, le Poème de l’extase de Scriabine est joué avec une souplesse cotonneuse lointaine au chef-d’œuvre dionysien. Les cuivres clinquants dans Strauss manquent ici de brillant et l’importance démesurée accordée aux timbres mats étouffe le propos : comment parvenir à l’orgasme quand les plaintes de la trompette et les rugissements du trombone sont ainsi dulcifiés ? Ce concert, dont il faut néanmoins saluer l’ambition et l’intelligence du programme, manque donc son apothéose et s’achève sur une légère déception.