Il y a 457 ans naissait Carlo Gesualdo ; il mourrait 47 ans plus tard de façon tragique, sordide et abominable. Il eut toutefois le temps d’assassiner sa première femme et son amant, de se découvrir une passion pour la flagellation et de composer six livres de madrigaux. C’est parmi ceux-ci qu’Igor Stravinsky, en 1960, puise les trois pièces de son Monumentum pro Gesualdo di Venosa ad CD annum. Substituant aux voix les instruments de l’orchestre moderne, altérant les genres et les couleurs, Stravinsky signe là une œuvre qui révèle toutes les audaces harmoniques de Gesualdo sans toutefois modifier en profondeur le matériau original. À la tête de l'Orchestre philharmonique de Radio France, Pablo Heras-Casado ne cherche pas à adoucir artificiellement la sévérité du style ou à la rendre calligraphique. Il aborde au contraire ce Monumentum avec une grande simplicité et une retenue du meilleur goût.

Pablo Heras-Casado © Javier Salas
Pablo Heras-Casado
© Javier Salas

Il y a 380 ans naissait Alessandro Stradella ; il mourrait quant à lui 38 ans plus tard, poignardé par un tueur à gages. Sa brève existence lui permit toutefois de monter des arnaques au mariage blanc, de faire cocu la noblesse vénitienne et de composer l’oratorio San Giovanni Battista. Il n’entendra en revanche jamais son dernier opéra, Il moro per amore. De ces deux œuvres, Salvatore Sciarrino tire sept des neufs airs qui composent le songbook Love and Fury, donné en création mondiale ce vendredi soir dans l'Auditorium de la Maison de la radio et de la musique. Contrairement au travail de Stravinsky, Sciarrino conserve ici la voix, le livret et la mélodie, mais opère une réorchestration poussée, pleine de jeunesse et de fraîcheur, parfois décoiffante. C’est le cas du deuxième numéro, Anco in Cielo, qui semble emprunter aux percussions caribéennes ses rythmes et ses couleurs, et du cinquième, Furie terribili, qui avance telle une burlesque danse macabre au pas d’une musique mécanique et désarticulée.

Dans un autre registre, plus conforme aux épures qu’on lui connaît habituellement, Sciarrino utilise un orchestre sobre et délicat, et se montre attentif au traitement des vents et à l’équilibre entre bois et cuivres : relevons à ce titre l’emploi pertinent de la flûte en sol et de la clarinette basse qui enrichissent singulièrement le spectre sonore, ainsi que l’utilisation du trombone, tant pour l’accompagnement et le chant – notamment dans Pensier ch’affliggete – que pour un effet ironique et décalé – dans Afflitta, trafitta.

Prolongeant la fraîcheur de l’orchestre dans ce recueil, la dédicataire de l'œuvre, Barbara Hannigan, fait entendre une matière assez détimbrée, réduite en harmoniques, d’une ampleur restreinte ; mais on ne lui reprochera pas cette voix candide, cette approche innocente servant au contraire l’idée qui traverse l’œuvre : rendre équivoque, accessible et malicieux le maniérisme baroque de Stradella. Par ses mouvements, ses regards, ses expressions, la soprano incarne ainsi avec aisance les différents airs que compte ce songbook, et parvient à en restituer l’unité autant que la diversité.

Retour à Stravinsky en seconde partie de concert, mais cette fois-ci celui de la première manière – celle des Ballets russes – avec L’Oiseau de feu, dans sa version originale. Dans les premières scènes, qui voient batifoler l’oiseau et Ivan Tsarévitch, Pablo Heras-Casado réussit la gageure de transmettre toute l’énergie du geste musical, de faire naître la tension et la rendre palpable, de faire gronder les profondeurs terrestres tout en restant dans des nuances piano : l’auditeur saisit ainsi la proximité entre le jardin enchanté et la présence latente, angoissante, de Kastcheï.

Néanmoins, le discours se perd peu à peu, et l’Apparition des treize princesses marque la disparition de la tension et la dispersion de la direction : l’orchestre semble alors prendre la pose, s’écoute jouer et devient redondant dans les badineries d’Ivan Tsarévitch. Et si l’atmosphère nocturne était encore propice à la pudeur et à l’élégance dans la direction de Pablo Heras-Casado, ce dernier profite du Lever du jour pour sortir les muscles et se complaire dans une débauche de virilité toute en décibels, non seulement de mauvais goût, mais surtout superflue pour l’enceinte réduite de l’Auditorium. La musique devient caricaturale, surlignée, décousue comme si le chef souhaitait en isoler les morceaux ; dommage que cet Oiseau, qui s’élevait il y a quelques minutes dans les plus hautes sphères, se soit ainsi laissé aller à la parade...

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