Yunchan Lim entre sur la scène de l'Auditorium de la Maison de la radio et de la musique plein jusqu'au dernier bastingage. Il a l'air apeuré, grand, mince, de noir vêtu, casque de cheveux noirs, il marche vers le piano, salue... Son compatriote Myung-whun Chung le suit d'une démarche autrement plus souple : le chef retrouve cet orchestre dont il a assuré la direction musicale de nombreuses années avec une autorité souriante, respectueuse des musiciens, mais ferme et sans équivoque.

Yunchan Lim au Concours Van Cliburn © Richard Rodriguez
Yunchan Lim au Concours Van Cliburn
© Richard Rodriguez

Après une entrée du soliste vive et déclamatoire, l'orchestre ralentit dans le Concerto de Schumann, emphatique, sans tension rythmique, avec des cordes somptueusement moelleuses, des vents à se damner, dont un clarinettiste, Jérôme Voisin, à qui il faudrait décerner toutes les médailles possibles, tant il chante avec une présence dans l'effacement absolument admirable... 

Le premier mouvement ira ainsi : tout élan en est gommé, toute tension en est écartée. Le piano est immédiatement contrarié par cette opulence, cet embonpoint curieux quand on constate que l'effectif est réduit avec quatre contrebasses et donc six violoncelles, huit altos et dix-huit violons... C'est dire aussi la splendeur instrumentale de l'Orchestre philharmonique de Radio France qui ose des pianissimos si ténus qu'on entend derrière le léger souffle de la climatisation, et produit des fortissimos qui ne sont jamais saturés : Chung assurément maîtrise l'acoustique problématique du lieu.

Pour le reste, c'est une déception totale, car le chef fait de la musique à sa façon à lui, sans jamais aller vers le soliste pour se mettre à son service et l'aider à aller au bout de sa conception. Lim est seul. Les doigts sont là bien sûr, et les siens sont fabuleux, mais pas l'élan. Les houles de main gauche sont avalées par un orchestre sans passion et l'on remarque une nette tendance du pianiste à énoncer le début des phrases puis à les abandonner sans aller au bout de chacune d'elles. La cadence ? C'est le lieu où le soliste peut prendre la parole... Celle de Lim sera petite avec cette manie de faire sonner des contrechants à la main gauche que Schumann n'a pas indiqués. Il nous gratifie même d'un arrêt sur image un peu trop téléphoné pour convaincre.

Le mouvement lent sera pareillement atone, tant Chung continue de soliloquer avec emphase, jusqu'à une transition avec le finale sans aucun mystère... Dans ce dernier mouvement, il faudrait à Lim un métier qu'il n'a pas pour forcer Chung et l'orchestre à lui emboîter le pas. Car si le piano s'ébroue enfin c'est en pure perte : la densité sonore lui fait autant défaut que l'autorité qui viendrait d'une diction éloquente et donnerait une direction irrésistible au discours. Pendant tout le concerto, Yunchan Lim aura été comme éparpillé, comme déconcentré... Or il est tout le contraire de cela et son talent en fait déjà un héros chez les pianistes depuis le Concours Van Cliburn qu'il a remporté en 2022. 

Le dimanche précédent, il n'avait pas eu plus de chance. Nelson Freire redoutait de jouer en quintette avec un quatuor constitué car il avait, disait-il, la sensation de quasi toujours jouer à côté d'un bloc fermé sur lui-même. Et dans le Quintette n° 2 de Dvořák, le quatuor du Philhar' n'a pas répondu aux appels d'un pianiste qui avait beau frapper à la fenêtre... Jamais le quatuor – très bon par ailleurs, avec un altiste (Julien Dabonneville) remarquable – ne l'a ouverte, même à l'espagnolette. Jouant trop fort, il a couvert le piano pendant tout le premier mouvement.

Après l'entracte, l'« Inachevée » de Schubert et l'ouverture du Freischütz de Weber. Retour à la grande formation pour les cordes (six contrebasses, huit violoncelles, dix altos et vingt-six violons) et toujours ce mélange de somptuosité instrumentale et d'emphase qui de la symphonie de Schubert fait une « Dixième » que Bruckner n'a pas composée – et qui serait elle aussi mal interprétée. Il y a dans la présence de Chung sur le podium un mélange de l'image d'Épinal du Karajan dirigeant les yeux fermés dans un legato généralisé, à la recherche de la pure beauté sonore, et du Giulini dernière manière, perdu dans son rêve cosmique, tout aussi image d'Épinal. Car ces deux chefs allaient beaucoup plus loin que ne va Chung ce soir qui est plus statique qu'extatique, plus perdu dans le son qu'il n'organise un discours qui avance, cohérent, articulé, suivant en cela le cours d'une musique pleine des mystères dont nous sommes tenus à distance par un art de diriger aussi magnifique intrinsèquement qu'il s'impose au détriment de l'essence même des œuvres.

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