La belle salle en nid d’abeilles de La Seine Musicale n’est pas comble ce soir ; une fois de plus les absents auront eu tort. À moins que l’annonce maladroite de ce concert (« Agrippina, extraits ») n’ait dissuadé les puristes. Il faudra lire les explications très convaincantes du maître d’œuvre de la soirée dans le programme de salle pour comprendre qu’en effet l’ouvrage de Haendel n’est pas donné dans son intégralité mais adapté à une version de concert sans temps mort, abrégée de récitatifs et d’airs secondaires.

Ottavio Dantone © Giulia Papetti
Ottavio Dantone
© Giulia Papetti

Créée à Venise le 26 décembre 1709, cette partition d’un compositeur de 24 ans s’attaque à un personnage et à une « famille » des plus complexes de l’Antiquité romaine. L'histoire ? L’empereur Claude a disparu en mer, son épouse Agrippine intrigue pour faire monter sur le trône son fils d’un autre lit, Néron, aidée par Narcisse et Pallas, deux esclaves affranchis. Mais Claude a été sauvé par Othon et c’est à son sauveur qu’il veut confier le trône, tandis que Poppée, amoureuse d’Othon, est courtisée par Claude et convoitée par Néron. Agrippine manipule tout ce petit monde, au point que cet opera seria tourne au vaudeville et finit bien puisque le vieil empereur magnanime permet le mariage de Poppée et Othon, et désigne Néron comme son successeur !

Le jeune compositeur saxon s’en donne à cœur joie pour mêler les styles, les emprunts sans vergogne à Keiser ou Lully et faire déjà poindre le Haendel de la maturité londonienne. Et il confie à chaque personnage des airs exigeant de folles prouesses vocales (notamment pour les deux rôles de castrat) qui feront le bonheur du public vénitien de 1709 qui l’applaudira 27 fois de suite.

Savourons d'abord la belle homogénéité d’un ensemble dont on a peine à croire qu’il célèbre ses 40 ans d’existence et que son fondateur Ottavio Dantone a dépassé la soixantaine. Dès l’ouverture très patchwork où le jeune Haendel s’amuse à désarçonner l’auditeur par une variété de thèmes, de rythmes souvent empruntés à d’autres ouvrages, l’Accademia Bizantina témoigne d’une palette de couleurs qui regarde ouvertement du côté de Vivaldi.

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Ottavio Dantone et l'Accademia Bizantina
© Giulia Papetti

L’homogénéité, en revanche, n’est pas ce qui caractérise l’équipe de chanteurs rassemblés ce soir. D’abord par leur apparence sur scène : ce n’est pas la première fois qu’on se dit que les interprètes d’opéra en version de concert devraient se faire conseiller quant à leur tenue et ne pas se risquer à des fantaisies vestimentaires qui frôlent la faute de goût, voire le contre-sens.

Le petit rôle de Lesbo est assuré par le baryton bien pâle de Marco Saccardin. Margherita Sala en leggings et veste à paillettes ne brille pas par la subtilité de son incarnation du rôle de Narcisse, au contraire de Federico Benetti qui donne la carrure souhaitée au personnage de son comparse Pallas. Du côté des déceptions, on doit malheureusement aussi ranger Lucia Cortese qui nous montre une Poppée plus tenancière de boîte de nuit qu’intrigante perverse et nous fait entendre une voix bien peu séduisante, souvent à la peine dans les passages virtuoses.

Le rôle de Néron est dévolu ce soir à un soprano castrat, aussi étrange que cela paraisse pour un personnage aussi retors surtout lorsque l’interprète est aussi fluet de silhouette que de voix. Mais Federico Fiorio est un authentique sopraniste, qui se meut avec une aisance évidente dans les volutes et les circonvolutions de ses airs, même si la voix est un peu chiche en couleur. Ottavio Dantone a par ailleurs choisi de donner le rôle d’Othon à un contralto masculin et il a bien fait : Filippo Mineccia est l’une des révélations de la soirée. Vocalement il se rapproche d’un Jakub Józef Orliński (avec peut-être un surcroît de réserve de puissance) et, grâce à une technique vocale superlative, il incarne pleinement dans son jeu toutes les facettes d’un personnage finalement attachant.

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Sophie Rennert
© Pia Clodi

Dans un accoutrement pourtant bien peu impérial, Luigi De Donato donne à l’empereur Claude une consistance, une épaisseur que le bronze de sa voix de basse n’écrase ni n’exagère. On sent le chanteur un peu à l’étroit dans cette version de concert : c’est un homme de scène qui doit flamboyer dans Don Giovanni ou Les Noces. Reste l’héroïne de la soirée, l’Agrippine magistrale de Sophie Rennert, dont nul ne pouvait douter qu’elle était pleinement dans son rôle dès son entrée sur scène. La tenue, le port en imposent avant même que ne se déploie une voix qui épouse à la perfection toutes les humeurs d’un rôle redoutable de difficulté.

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