Quand Leonardo García-Alarcón prend la parole après les applaudissements sur la scène de la Cité Bleue à Genève, on mesure une nouvelle fois combien l’Erismena de Cavalli qui vient d’être donnée relève d’une performance à plus d’un titre. Comme le mentionne le chef helvético-argentin, l’Arménie, présente dans l’intrigue de l’œuvre, est un pont thématique qui unit différents ouvrages de la saison, artistiquement et donc politiquement. Par ailleurs ce projet est né de la volonté du maestro al cembalo d’accompagner ses étudiants en musique ancienne et ceux en art lyrique de la Haute École de Musique de Genève dans une production « maison » qui leur permet ainsi de se frotter à l’élaboration d’un opéra dans des conditions proches de la réalité.

L’exercice est autant passionnant que questionnant dans son ambition. Même si García-Alarcón est un « cavallien » pur jus, l’Erismena du compositeur vénitien n’est pas une œuvre simple. Il y a dans cette orfèvrerie baroque une spéculation ad libitum de l’art de l’intrigue, où se croisent sans cesse plusieurs fils narratifs, travestissements et autres reconnaissances, sur fond d’inconstance amoureuse (« je veux jouir sans souffrir » dit Flerida), qui rendent petit joueur l’intrigue alambiquée du Trovatore de Verdi... Musicalement ce « dramma per musica » ne cesse de varier les registres, enchainant de très nombreux récitatifs entrecoupés de courtes arias jouant comme des miniatures dans une église baroque italienne du XVIIe siècle, entre comédie et drame mélancolique, vers un maelström théâtral.
À partir de là, parvenir à offrir assez de relief à l’œuvre pour ne pas donner le sentiment d’entrer dans un long tunnel narratif relève d’une maestria que les étudiants de l’HEM, malgré un talent indéniable et l’accompagnement par un spécialiste du genre, ne développent que partiellement. On louera le dévouement et l’investissement observés à chacun des pupitres et sur scène. Mais les parties orchestrales sont parfois en décalage, avec des sonorités un peu acides (les violons), des manques de précision sur les attaques ou les fins de phrases, et des notes fausses (cornets à bouquin). Il manque encore une cohésion d’ensemble par-delà le continuo, aussi dans les paires de pupitres où l’écoute n’est pas encore optimale.
Timonier inébranlable et généreux depuis le clavecin, García-Alarcón ne cesse de relancer, de rassembler et de dynamiser le groupe, poussant l’exigence, on l’observe, très haut et très loin. Il parvient à de véritables épiphanies musicales lors de nombreux duos, ou à la fin, pour une reconnaissance finale et un quatuor vocal essentiel et pur, a cappella puis accompagné à l’orchestre. Seuls Sebastià Peris (Erimante) et Sofie Garcia (Erismena) développent leurs personnages selon une complexité digne d’une grande production d’opéra, tour à tour machiavélique ou ému pour l’un et obstinée ou défaite par le sort pour l’autre.
L’Idraspe de Diego Galicia Suárez comme l’Orimeno de Charles Sudan sont des contres touchants, à fleur de peau par moments, ou encore la Flerida d’Edith Sharpin, colorature élégante à la présence discrète. Il y a là un très bel équilibre dans les distributions, construit à partir de belles voix mais encore scolaires et ne parvenant pas tout le temps à se hisser au-delà de la partition, au profit d’une véritable émotion scénique.
C’est que globalement, on regrettera que la mise en scène de Filippo Ferraresi ne s’intéresse pas davantage aux enjeux que peut offrir le livret et l’intrigue, faisant fi de nombreux virages dramatiques dans l’ouvrage, privilégiant plutôt les images plaquées, somme toutes très naïves et illustratives – le jeu avec les miroirs et les chaises tourne vite à vide avec des costumes dont on trouvera difficilement la cohérence au-delà des paires de couleurs. Il eût été préférable, dans un tel exercice, que les étudiants se frottent davantage à une direction d’acteurs en profondeur, plus axée sur le jeu du comédien et la présence scénique. Puisque le projet doit se pérenniser, pourquoi ne pas songer à une collaboration future avec une autre Haute École Suisse tournée vers les arts de la scène, La Manufacture, située elle à Lausanne, et qui forme chaque année une volée de metteurs en scène ?
Le déplacement de Romain a été pris en charge par La Cité Bleue.