Hasard ou symbole ? Deux ans après un rendez-vous manqué, Tugan Sokhiev retrouve son cher Orchestre National du Capitole de Toulouse à la Halle aux grains. Rappelons qu’en mars 2022, le chef russe – qui était alors directeur musical de l’ONCT – devait diriger la Septième Symphonie de Chostakovitch. Mais quelques jours avant, il avait été poussé à présenter sa démission, sur fond de déclenchement de la guerre entre la Russie et l’Ukraine.

L'Orchestre National du Capitole de Toulouse et Tugan Sokhiev © Romain Alcaraz
L'Orchestre National du Capitole de Toulouse et Tugan Sokhiev
© Romain Alcaraz

Cette fameuse Symphonie « Leningrad » que nous écoutons ce soir est une immense fresque musicale, composée et jouée en 1942 pendant le siège de la ville par la Wehrmacht. La guerre, encore. Cette partition est-elle un instrument de propagande du régime soviétique ? Ou le symbole, brandi par les Occidentaux, de la lutte contre le totalitarisme ? Ou encore, comme son compositeur a pu le dire a posteriori, l'image sonore d’un Staline oppresseur de son peuple ? La Symphonie « Leningrad » peut être épicée à votre convenance. Quel est donc le goût de Tugan Sokhiev ?

Les premières minutes nous tiennent éloignés des bruits de bottes. L’atmosphère est paisible, le lyrisme pas encore douloureux. Le chef et les instrumentistes avancent avec une belle énergie commune. Pourtant personne ne sourit dans l’orchestre : ils savent. Et voilà donc la caisse claire qui égrène son rythme morbide, sur un pianissimo remarquable des violons. Morbide ? Pas tant. Longtemps, la marche est simplement sautillante. Le crescendo permet d’exposer les pupitres de cuivres et de bois ; on est bien, pas tout à fait là on imaginait aller et forcément on est déçu.

Tardivement, par paliers, l’ambiance finit par se dégrader. L’instrumentation très chargée emporte tout, dans une saturation sonore hallucinée. Au climax, il faut tenir, tenir, et ça tient, ça ne retombe pas, car la poigne d’acier de Sokhiev ne flanche jamais. Quand la charge s’apaise, on est lessivé, mais pas assez pour ne pas écouter avec une sorte de recueillement angoissé la ligne splendide de la bassoniste Estelle Richard.

Le Moderato qui suit voit germer quelques sourires dans les rangs. C’est bien ce que désirait Chostakovitch, quand il confiait à son biographe David Rabinovitch en 1959, à propos de ce mouvement : « Shakespeare n’ignorait pas la valeur de l’humour dans la tragédie et savait que l’on ne peut pas imposer aux auditeurs une tension continue ». La cantilène magnifiquement portée par le hautbois de Louis Seguin n’est pas à proprement parler rigolote, surtout quand elle est interrompue par de nouvelles fanfares guerrières : l’ombre n’est jamais loin.

C’est dans le Largo que le lyrisme sera le plus puissant. La grande phrase des violons, après l’introduction des bois, est d’une telle force évocatrice que nous nous retrouvons dans un abri, entouré de visages livides, terreux et taiseux. Que de tristesse ! Les longues courbes des flûtes ne nous apaisent pas du tout, leurs entrelacs sont funèbres et annoncent les morts que les cris discordants du tutti central confirment. À nos oreilles résonnent les 1.800.000 morts de la bataille de Leningrad.

Plus loin et à deux reprises, Tugan Sokhiev se livrera à un magnifique exercice de maîtrise, jonglant avec les cinq parties des cordes, montant et baissant au millimètre le volume de leurs interventions, du bout des doigts, comme s’il jouait d’un piano. L’ONCT est-il devenu, sous la férule du chef ossète, le meilleur orchestre français pour jouer de la musique russe ? Sans doute. Guettons la suite de cette intégrale Chostakovitch que l’on nous promet.

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