Parmi les pianos qui lui ont été proposés pour son récital au Gstaad Menuhin Festival, Daniil Trifonov a choisi un Bösendorfer « Vienna Concert » en cerisier, à la place du grand Steinway sur lequel jouait Fazıl Say pas plus tard que la semaine dernière. Il a préféré la boîte à joujoux à l’appel du grand large. L’instrument se fond admirablement dans l’église tout en bois de Saanen. C’est une boîte dans la boîte qui laisse échapper mille et unes mélodies de l’enfance dans un programme enchanteur.

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Le Bösendorfer et le public de l'église de Saanen attendant Daniil Trifonov
© Raphaël Faux

Il nous a fallu un peu de temps, lors du Thème original et variations op. 19 n° 6 de Tchaïkovski, pour adhérer pleinement au jeu du pianiste et entrer dans le son de l’instrument. Y sont certainement pour quelque chose les sonorités boisées du médium, les aigus un peu pincés voire métalliques, les basses profondes, rondes et chaudes, aux riches harmoniques. C‘est comme si l’instrument à la manufacture si contemporaine méritait son tour de chauffe pour déployer toute sa magnificence et ses sons presque oubliés.

Du côté de l’interprétation, c’est le vocabulaire du concert qui se met en place : le thème est de ces nuances piano dont Trifonov a le secret, la deuxième variation témoigne de cette capacité qu’il a à dessiner des lignes pures, la septième est l’occasion de basses percutantes faussement héroïques, alors que l’Allegro scherzando de la troisième est construit tel un jouet que l’on remonte avant de le laisser s’élancer sur le parquet du vieux salon. On retrouve, par la bande, les jeux de quilles de Fazıl Say avec Mozart. Pourtant rien de comparable entre les deux pianistes tant on a affaire ici à un orfèvre du son, cristallin, minéral, translucide par endroit, à la concentration aiguë.

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Daniil Trifonov au Gstaad Menuhin Festival
© Raphaël Faux

Et très vite, tout se met à jouer dans le sens le plus ludique du terme. Au moment des valses de Chopin, la boîte est remontée à bloc et s’élance dans un festival de miniatures qui dansent, tournent et virevoltent, parvenant à offrir à ces valses, synonymes d’un certain mal du pays pour le compositeur, une tonalité de nostalgie heureuse. Là encore, le son « Werther’s Original » du piano autrichien y est pour beaucoup. Même dans la Valse op. 30 n° 2, pourtant si mélancolique, le sentiment est amené avec une véritable pudeur sur des amortis dès l’exposition du thème et où seuls quelques la répétés et mis en relief témoigneront d’un dépassement du sentiment.

Les quatre valses qui précèdent sont l’occasion de travailler en toujours plus petit le son du piano et le discours musical. Car Trifonov les sert avec une clarté exemplaire : petite valse gourmande et riante, notes de passage et trilles dans l’Opus posthume en mi majeur ; mise en exergue du si charmant motif de quatre croches et d’une blanche, comme une ritournelle, dans la deuxième section de la Valse en fa mineur op. 70 n° 2 ; véritable élan dans la Valse en la bémol majeur op. 64 n° 3, comme un embarquement à Cythère, dans une précision d’horlogerie. Et tendre enfin, en toute souplesse, sensibilité et malice vers la célèbre « Valse-minute ». Tout est ramassé entre éclat, brillance et intelligence.

Daniil Trifonov au Gstaad Menuhin Festival © Raphaël Faux
Daniil Trifonov au Gstaad Menuhin Festival
© Raphaël Faux

Vient enfin le temps des contes et légendes avec la suite d’après La Belle au bois dormant de Tchaïkovski dans un excellent arrangement de Mikhail Pletnev. On reste médusé et ébahi aux larmes devant la féérie que déploie ici Trifonov, dans une profonde solennité qui n’a rien de pédant ou de lourd, où il saura même tirer une puissance jusque-là insoupçonnée du piano dans le « Prologue » et le « Finale ». Tout s’anime dans un merveilleux livre d’images. À tel point qu’il semble avoir lui-même convoqué l’orage qui s’abat sur l’église lors de la « Vision » ! Pris dans le rêve, à l’écoute de l’histoire qui nous est contée, on verra même les figures christiques dessinées au plafond du chœur de l’église s’animer, de leurs chatoyantes teintes pastels, dans un castelet enchanté. C’est que, depuis le clavier, tout est ruisselant d’images, opératique à souhait, espiègle assurément.

Le deuxième bis, « la poupée malade », tiré de l’Album pour enfants de Tchaïkovski, est d’une tristesse désarmante dans cette lamentation lento. Pris par l’émotion, on espère secrètement qu’il ne fera pas de troisième bis. Et en effet, Il s'arrêtera là, façon de nous dire que tout ce que l’on vient d’entendre n’était qu’un rêve. Nostalgie quand tu nous tiens.


Le déplacement de Romain a été pris en charge par le Gstaad Menuhin Festival.

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