Alors que résonnent dans nos oreilles les douze préludes de Chostakovitch choisis par Plamena Mangova pour conclure la première partie de son récital Salle Cortot, on se surprend à méditer sur la déflagration du jour : la liquidation immédiate des magazines spécialisés Pianiste, Classica et Avant-Scène Opéra. Finis les conseils et analyses pour aider les apprentis pianistes, les Chocs de Classica, les panoramas de référence des œuvres lyriques… Au-delà de la simple perte d’emploi des premiers intéressés, c’est tout un pan de la galaxie mélomane qui subit une situation qui aura sans nul doute plus d’un impact sur le marché du disque, le lancement de carrières de musiciens et la recherche, bref sur la vitalité essentielle à tout milieu artistique.

Plamena Mangova Salle Cortot © Patrice Moracchini
Plamena Mangova Salle Cortot
© Patrice Moracchini

C’est un poncif : la musique de Chostakovitch, écrite dans un contexte où la presse et les libertés en général étaient autrement plus cadenassées, peut facilement s’entendre comme une plainte sans cesse variée, où le compositeur cherche à s’extraire d’un carcan dominateur. Même dans les pièces qui s’ouvrent en apparence sur un climat enjoué, un intervalle arrive bientôt pour créer un malaise, puis les harmonies dérivent implacablement, pour donner l’impression d’une musique hantée. Mangova rend parfaitement justice aux miniatures sélectionnées. Capable d’une infinie diversité d’attaques percussives comme de ménager des instants de lyrisme poignant (quel souffle dans le quatorzième prélude !), la pianiste propose des variations de rubato intéressantes selon les pièces, certaines asservies à un tempo inflexible, d’autre plus libres. On retrouvera ce toucher félin, presque bondissant, dans les six Danses populaires roumaines de Bartók en fin de programme.

Dès la Sonate n° 62 de Haydn qui ouvrait la soirée, on était conquis par la sonorité que la musicienne tire de son instrument. Un son rond et généreux, très défini mais jamais aride, dont le tympan se délecte indépendamment de la musicalité de l’œuvre. Après un « Allegro » jouant avec justesse sur les contrastes entre majesté et intimité, l’« Adagio » semble parfois un peu plat mais permet d’apprécier la science des accords arpégés de l’artiste. Le « Presto » conclusif a pu perturber l’auditeur structurophile avec ses sforzandos systématiques sur la croche précédant le temps fort, mais c’est bien Haydn qui le demande, et donc Mangova qui le restitue adroitement.

Quelques Pièces lyriques de Grieg sont venues ensuite assouplir la rigueur classique liminaire. Plus généreuse en pédales que précédemment, la pianiste propose un « Papillon » tout en fluidité, porté au gré des vents. Le « Nocturne » et la « Marche des trolls » qui suivent sont convaincants dans leurs dynamiques propres, mais pâtissent d’un défaut commun particulièrement prégnant dans le premier numéro : même dans les nuances piano, le chant reste très timbré, ce qui empêche le déploiement d’atmosphères plus éthérées. Ces dernières, au-delà du fait de correspondre à l’esprit de certains passages, auraient permis encore davantage de contrastes.

Malgré toutes les qualités sonores déclinées en première partie, Mangova peinera à convaincre musicalement dans les pages de Liszt proposées après l'entracte. Les trois Sonnets de Pétrarque manquent cruellement de leur dimension contemplative. Alors qu’on est plongé voire noyé dans l’accompagnement (pourtant noté sempre dolce et una corda) du thème du numéro 47, au détriment de la ligne aérienne censée émerger d’on ne sait où et se poser délicatement sur ce tapis à peine suggéré, les numéros 104 et 123 souffrent d’une absence de silence habité : les quelques moments sans notes sont expédiés, peu ressentis, si bien qu’on est brusqué, comme obligé d’écouter la suite et d’avancer malgré soi. La Mephisto Valse n° 1, bien que servie par des dynamiques précises, manque également de cette science du silence.

Cette gestion hâtive du tempo s’explique probablement en partie par le fait que Mangova s'obstine à tourner elle-même les pages des partitions qu'elle a sous les yeux, malgré la disponibilité d’un tourneur de pages qui officiera uniquement dans la Mephisto Valse. Si certaines tournes se déroulent sans heurt, la plupart semblent tendre la pianiste, entraîner une forme de précipitation, et entraver les bonnes idées de phrasé qui restent ainsi embryonnaires. Preuve en est, Der Atlas (de Liszt), et plus encore le Nocturne n° 20 de Chopin donné en bis, seules œuvres jouées par cœur, montrent une pianiste libérée qui livre des interprétations bien plus abouties et personnelles. La tourne évolue jusqu’à l’idée fixe, lorsque Mangova s’empresse à la fin de chaque pièce, sans prendre le temps de rester dans l’œuvre jusqu’à l’extinction du son. Sur un autre registre, on aura soi-même du mal à tourner la page : celle de la presse culturelle spécialisée…


Ce récital a été organisé par Les Nuits du Piano.

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