Vous prenez place à votre table dans un restaurant repéré de longue date, quand tout à coup c’est le drame… Vous n’arrivez pas à faire votre choix parmi les mille délices proposés sur la carte ! Toute proportion gardée, l'amateur de piano qui cherche à écouter quelques notes se retrouve dans une situation similaire : devant un répertoire regorgeant de chefs-d'œuvre, comment faire un choix ? Une solution réconfortante est alors d'aller au concert, de faire confiance à un chef-pianiste et d'opter pour le menu du jour. En cette première soirée d'automne, on a pu profiter du menu copieux concocté par Ryutaro Suzuki pour son premier récital Salle Cortot : un enchaînement de huit plats à base de Chopin, avec un soupçon de Ginastera et assaisonné de Liszt.

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Ryutaro Suzuki Salle Cortot
© Patrice Moracchini

En guise d’apéritif, la Mazurka en la mineur op. 17 n° 4 de Frédéric Chopin nous invite dans le monde musical fantastique du compositeur polonais. Ryutaro Suzuki met en valeur la dimension harmonique de la main gauche, laissant la mélodie presque au second plan. Sa sonorité lointaine et voilée fait ressortir le caractère épuré de la pièce, et enveloppe le public d’une atmosphère en clair-obscur particulièrement prenante.

Arrive ensuite la farandole des Ballades du même compositeur. Le pianiste conserve un son très rond et velouté tout au long de ces quatre pièces, toutes plus captivantes les unes que les autres. La progression dramatique ménagée au sein de chaque opus révèle au spectateur leur dimension narrative de façon remarquable. Le premier et le troisième sont particulièrement convaincants : entre poème épique et légende improvisée, le musicien réussit notamment à mettre en lumière leurs savoureux contrechants avec beaucoup de subtilité.

Cet équilibre complexe fait légèrement défaut en revanche au cours de la Quatrième Ballade : le contrechant prend parfois tout l’espace sonore au détriment de la cohérence générale. Différente des trois autres car beaucoup plus fragmentée, la Deuxième aurait par ailleurs mérité des contrastes plus marqués. Cette réserve va cependant de pair avec la qualité de son de Ryutaro Suzuki : les attaques ne sont jamais trop agressives, on oublie que le piano est un instrument percussif à base de marteaux.

La seconde partie du concert est une démonstration d’élargissement de sonorités. Dans le Scherzo n° 3, l’interprète adopte un son plus concret. Les enchaînements d’accords sont plus affirmés tandis que les gammes descendantes qui ponctuent l’œuvre sont comme autant de guirlandes de perles. Insensiblement, on quitte l’atmosphère lointaine et nostalgique des opus précédents pour arriver dans un monde au présent beaucoup plus vivant et épicé.

Ultime œuvre de Chopin au programme de ce soir, la Barcarolle op. 60 introduit la notion de danse. Si le début manque d’un soupçon de liberté, l’interprétation de Ryutaro Suzuki est admirable. Le pianiste tient en haleine l’auditoire en définissant un mouvement continu envoûtant, avec une sonorité de plus en plus brillante qui aboutit sur un deuxième thème aux accents de bel canto.

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Ryutaro Suzuki Salle Cortot
© Patrice Moracchini

Le voyage se poursuit d’ailleurs car suivent les Trois danses argentines de Ginastera. Le choix des œuvres précédentes permet une progression telle que le changement de registre n’est pas un choc. Nous voilà transportés dans un nouvel univers, tout en rythme et en accents dynamiques. Les première et troisième danses sont des morceaux de bravoure avec lesquels Ryutaro Suzuki s’amuse en variant à l’envi les tempos et les attaques. Intercalée entre ces deux comètes, une danse contemplative est l’occasion de se délecter du sucré-salé des intervalles en quartes et en quintes composant un contrechant à la limite de la dissonance.

À peine remis de ce tourbillon, nous voilà de retour en Europe avec la Rhapsodie espagnole de Franz Liszt. Véritable pièce montée qui vient conclure en apothéose ce programme gargantuesque, cette œuvre est à nouveau un enchaînement de danses et de variations, cette fois-ci au caractère hispanique. Face à ce sommet de virtuosité, on apprécie le fait que Ryutaro Suzuki ne tombe pas dans le piège de la démonstration technique, mécanique, sans souffle. Au contraire : on s’émerveille de l’intégration des prouesses digitales de l’interprète au sein d’une vision d’ensemble de l’œuvre, au phrasé ondoyant.

Une petite mignardise pour finir : le musicien dit au revoir à son public avec l’Intermezzo n° 1 du compositeur mexicain Manuel Ponce, en forme de chanson aux couleurs nostalgiques. On en redemanderait.

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