Le concert n’a pas encore commencé ce mardi dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie qu’une petite originalité suffit à montrer qu’on ne va pas assister à une soirée comme les autres : au milieu de l’orchestre, légèrement excentrée, trône une grande harpe rouge Salzedo, avec sa facture caractéristique de l’Art déco des années 1920, sorte de mini Empire State Building à cordes. Pas de doute : c’est bien l’Orchestre du Metropolitan Opera qui a pris ses quartiers à Paris pour donner deux concerts en deux jours, 22 ans après sa dernière apparition en France. Et l’ovation réservée à son entrée en scène au directeur musical de la formation new-yorkaise, le Québécois Yannick Nézet-Séguin, montre à quel point l’événement était attendu par le public de la capitale.

Dès les premières notes, l’orchestre montre que sa singularité va bien au-delà de la couleur de sa harpe. Dans les Danses symphoniques tirées du fameux West Side Story de Leonard Bernstein, l’ensemble frappe par son sens impassible du collectif. Aucun soliste ne tire la couverture à lui, l’orchestre ne se livre à aucun cabotinage, jusque dans les contretemps claqués des doigts qui ont cette forme de discipline rythmique nonchalante des vieux briscards du jazz. Si quelques scories émaillent pour l’instant les pupitres de cuivres, les cordes se distinguent par leur souplesse étonnante (cultivant un archet long, beaucoup de legato et un vibrato très présent), qui confère une rondeur toute particulière à la sonorité générale. Quant aux bois, très attentifs les uns aux autres ainsi qu’envers les autres pupitres, on sent qu’ils privilégient la fusion des timbres à la distinction individuelle.
Cette signature sonore produira une version idéale de l’ouverture-fantaisie de Roméo et Juliette de Tchaïkovski, juste avant l’entracte. Du recueillement de Frère Laurent aux éclats de la lutte Capulet vs Montaigu, les épisodes et la progression du drame sont formidablement rendus par une formation en osmose. Le sommet est atteint lors des grands thèmes lyriques où le chant des cordes (17 premiers violons !) donne la chair de poule. C’est aussi ce qui aura marqué dans les Danses symphoniques de Bernstein : alors que les passages les plus enlevés auront manqué d’articulation voire de mordant dans une salle où la réverbération généreuse a déjà tendance à arrondir les angles, le thème rêveur de Somewhere restera l’un des plus beaux moments des deux concerts new-yorkais.
Si l’orchestre est aussi inspiré, il le doit en partie à son chef : bien connu du public de la Philharmonie, Nézet-Séguin a le don pour conduire, encourager, galvaniser ses troupes dans l’émotion sans perdre de vue la réalisation purement technique, précisant ici le départ d’un contrechant, là un équilibre, là encore un changement de tempo avec une clarté qui facilite considérablement le jeu instrumental. Le lendemain encore, c’est un Nézet-Séguin concentré sur son sujet qui interrompra les applaudissements du public à l’issue du premier mouvement de la Symphonie fantastique de Berlioz, pour mieux mener l’ouvrage jusqu’à son terme.
Drôle de Fantastique tout de même ! Il faut dire que de ce côté-ci de l’Atlantique et à la Philharmonie plus particulièrement, on s’est habitué à des versions tranchantes, sombres, peuplées de timbres démoniaques et de phrasés aiguisés. Rien de tout cela ici : où est passé le scénario berliozien ? Les Passions du premier mouvement paraissent bien lisses, les harpes du Bal sont noyées au fond des violoncelles, les cuivres habillent la Marche au supplice d’une classe toute hollywoodienne, à mille lieues du cauchemar bruitiste de la partition… Attention : la réalisation est somptueuse, la justesse d’ensemble extraordinaire et il est toujours aussi passionnant d’observer les caractéristiques du Met ; mais il aurait sans doute été plus judicieux et appréciable de goûter à cette préparation new-yorkaise dans un menu plus typique – par exemple une symphonie de Charles Ives ou d’Aaron Copland.
Dans cette perspective, la brève création française d’une pièce de Matthew Aucoin, 24 heures avant cette Fantastique, aura été autrement plus enrichissante. Non que le langage de ce jeune compositeur soit particulièrement original, avec son combo de mélodies tonales, d’une orchestration cinégénique et d’une polyphonie parfois très Milhaud-esque. Mais il présente ce mélange d’accessibilité et de subtilité que cherchent à cultiver les institutions américaines en matière de musique contemporaine, et le lyrisme accompli de certains passages (superbe troisième section, « Je n’ai plus de chemin… ») donne envie de le voir à l’œuvre dans un opéra entier.
Tout l’intérêt du programme du Met pendant ces deux jours était d’ailleurs d’alterner répertoire symphonique et passages d’œuvres lyriques. S’il fallait une vraie capacité d’abstraction côté public pour se plonger sans préambule, sans décor et sans mise en espace dans le dernier acte d’Otello de Verdi ou dans les grands airs des Troyens berlioziens après des ouvrages symphoniques, les chanteurs invités pour l’occasion ont eu le mérite de ne pas faire les choses à moitié, dans des styles radicalement différents : mardi, Angel Blue a stupéfié l’audience en incarnant une Desdemona en lévitation, avec des lignes mélodiques d’une clarté inouïe, au phrasé plus vrai que nature et au vibrato sensible, sans la moindre surcharge vocale ; le lendemain, Joyce DiDonato jouera et surjouera Didon de sa voix éclatante, incarnant la monarque capricieuse et farouche jusque dans la moindre intonation, la moindre syllabe.
Mais derrière cette performance très berliozienne comme sous le souffle d’Angel Blue, la vraie attraction aura été l’incroyable accompagnement proposé par les troupes du Met, plus que jamais souples et soyeuses, exactement coordonnées, comme intuitivement certaines de là où les chanteurs allaient poser leurs notes. Un modèle d’art lyrique orchestral, qui donne envie d’entendre la formation en conditions réellement opératiques – en fosse. Pour une prochaine venue en France ?