Après la Philharmonie de Paris, c'est au tour du Théâtre des Champs-Élysées d'inaugurer sa saison en invitant un orchestre étranger prestigieux. Habitués de la salle, les Wiener Philharmoniker proposaient un programme prometteur, comme les deux faces d’un même personnage bipolaire : à la gaieté de la Symphonie n° 38 « Prague » de Mozart répondait la déchirante Symphonie n° 6 « Pathétique » de Tchaïkovski. Même personnage, ce fut le cas ; bipolaire, beaucoup moins.

Dès la première phrase mozartienne des premiers violons, on est au paradis. Dans une nuance piano d’une douceur superlative, ces derniers façonnent un timbre transparent sans être vide, riche sans être oppressant, au service d’un phrasé ductile à souhait. Et c’est le cas de tous les pupitres de cordes ! La finesse des coups d’archet, dont la place et la vitesse sont partagées au millimètre, sans le moindre soufflet inopiné (car toujours reflet d’un calme et d’une maîtrise technique infaillible), permet aux instrumentistes de ne rien perdre d'un son rond et soyeux. Les batteries des altos définissent un tapis subtilement tressé dans le premier mouvement, avant de gagner en texture lors des trémolos du finale. L’écoute mutuelle des musiciens permet de restituer clairement le contrepoint mozartien sans jamais forcer la moindre phrase.
Les pupitres de vents participent et émanent de cette volupté ineffable. Discrets mais colorant subtilement le jeu des cordes pendant le premier mouvement, ils sont davantage sur le devant de la scène au cours de l’« Andante » central. Et pourtant ! Alors que chaque soliste ajoute à l’hédonisme ambiant une énième dimension capiteuse, aucun ne tire la couverture à lui. Les solos sont le plus souvent interprétés de manière collective, créant à chaque alliage de timbres un nouveau miracle de délicatesse, enrichissant sans cesse l'identité de la phalange. Un orchestre peut donc arriver à ce degré de perfection d’ensemble et de sonorité ? L’auditeur se délecte, passant de béatitude en béatitude. Servi comme cela, cet Amadeus est réellement béni des dieux.
Cependant, l’oreille a ce défaut hélas trop humain qui fait qu’elle finit par s’habituer. Bien vite on se lasse des marches harmoniques, dont les cellules, bien qu’exécutées indépendamment à la perfection, s’enchaînent de manière absolument identique. Il en va de même des reprises, ce soir toutes jouées : aucune dramaturgie ne vient leur donner le caractère nécessaire qu’elles méritent.
La battue de Franz Welser-Möst y est probablement pour quelque chose. Une gestique minimaliste et molle, à la limite de la nonchalance, semble laisser les musiciens à leur sort. Ces derniers finissent par trouver un peu de mordant à la fin de l’œuvre. Mais cela n’efface pas l’enchainement immédiat de l’« Allegro » après l’« Adagio » inaugural, sans aucun suspens, les très rares et vains – car manquant de conviction – appels du chef pour chercher à aiguiser les interventions des bois dans le développement du second mouvement, ou encore le motif de quatre notes qui ouvre le « Presto », dont la régularité métronomique et dynamique anéantit les effets de surprise. Cette « Prague » est bel et bien somptueuse, mais manque d’animation et de vie.
Légèrement plus engagée, la « Pathétique » corrige par moment ces défauts de caractère. Le troisième mouvement est une merveille de gestion de la progression : se transformant en danse, avec des nuances piano de référence permettant de construire des crescendos de très longue haleine, il gagne en éloquence grâce à un jeu mordant grisant de subtilité. L’« Allegro con grazia » montre à quel point ces Viennois savent valser, même à cinq temps ! Quant aux cuivres, ils livrent quelques chorals probants et dramatisent l’« Allegro ma non troppo » de leurs éclats.
Ces sursauts sont cependant bien intermittents. Après avoir sagement battu la mesure entre les deux premières interventions de l’orchestre, amoindrissant considérablement la force de la plainte reprise, le chef reste fidèle à lui-même. Le premier mouvement s’anime presque aléatoirement, au bon vouloir des musiciens, donnant une sensation de discours musical haché. Le ré tenu qui hante le deuxième mouvement perd de sa fatalité en restant très en retrait. Les quelques moments propices à un rubato chargé émotionnellement sont inexplicablement autant d’occasions d’accélérer le tempo. Enfin, à l’image des interventions du basson au début de l’œuvre, l’interprétation manque de travail sur le son pour transmettre une identité véritablement sombre et désespérée. Une fois encore, l’œuvre est somptueusement servie, mais guère incarnée.