Comment le monde de la musique classique évolue-t-il ? Entre le 1er janvier et le 31 décembre 2024, Bachtrack a répertorié 30.774 concerts, opéras et spectacles de danse, dans 48 pays à travers le monde. Il s'agit de la plus grande base de données sur le web concernant les scènes de musique classique, ce qui nous permet de repérer des tendances et de révéler des aspects encore inédits de l'évolution du monde de la musique classique.
En 2024, nous pouvons noter que de nombreuses tendances observées au cours de la dernière décennie se sont confirmées, notamment la part croissante des femmes parmi les chefs d'orchestre et les compositeurs, ainsi que la proportion de plus en plus importante d'œuvres de compositeurs vivants dans les programmes de concert. Notre base de données comprend les saisons des grands orchestres, opéras et salles de concert, de sorte que les tendances observées nous renseignent sur l'évolution des décisions en matière de programmation au sein de ces institutions mainstream.
En activité
Le Toronto Symphony Orchestra a fait un bond de dix places par rapport à 2023 pour devenir l'orchestre le plus actif en 2024 selon notre base de données. Parmi les chefs d'orchestre, Klaus Mäkelä est passé de la deuxième place l'année dernière à la première : ses 113 dates en 2024 rivalisent avec les 118 du Toronto Symphony Orchestra. Sir Simon Rattle, dont les 78 dates en 2024 représentent plus du double de ceux de l'année précédente, fait également son retour dans le top 10 des chefs d'orchestre les plus actifs.
Les cheffes d'orchestre continuent à se distinguer. L'année 2024 a été marquée par l'augmentation du nombre de dates chez plusieurs cheffes bien connues, notamment Joana Mallwitz, Nathalie Stutzmann, Simone Young, Kristiina Poska et Marie Jacquot, cette dernière étant devenue l'an passé directrice musicale de l'Orchestre royal du Danemark à l'âge de 34 ans. Plusieurs autres cheffes en début de carrière ont vu leur nombre d'engagements augmenter, ce qui est un signe encourageant.
Il faut cependant relever que les femmes sont encore nettement moins nombreuses que les hommes dans le monde de la direction d'orchestre. Sur l'ensemble des concerts répertoriés dans notre base de données, 13% ont été dirigés par des femmes en 2024, contre 11% en 2023. Parmi les 100 chefs d'orchestre les plus actifs, 13 sont des femmes, et 5 d'entre elles figurent dans le top 50. Aucune n'apparaît dans le top 20. La comparaison avec les instrumentistes est assez frappante : 26% des pianistes, 21% des violoncellistes et 45% des violonistes sont des femmes, parmi celles et ceux qui ont compté au moins 10 dates dans notre base de données en 2024.
Diversité du répertoire
Une des données qui nous a intéressés cette année concerne les solistes : qui joue quoi ? Certains solistes abordent-ils un plus large répertoire que d'autres au cours d'une saison ? La réponse – sans surprise – est oui, mais la diversité du répertoire de certains solistes est surprenante. Kirill Gerstein, le quatrième pianiste soliste le plus actif de notre classement, a interprété un nombre remarquable de 18 œuvres concertantes différentes, dont le gargantuesque Concerto pour piano de Busoni et, entre autres, le Concerto pour piano de Ligeti, deux concertos d'Adès, deux de Rachmaninov, trois de Beethoven et les deux de Ravel.
Nos deux violonistes les plus actifs, Augustin Hadelich et Renaud Capuçon, ont interprété respectivement 17 et 15 œuvres concertantes différentes au cours de la saison. Parmi les violoncellistes solistes, dont le répertoire est plus limité, Anastasia Kobekina, Sol Gabetta et Alisa Weilerstein ont toutes joué au moins 9 concertos différents – Alisa Weilerstein ayant assuré deux créations mondiales. Nous avons trouvé 15 pianistes et 15 violonistes qui ont interprété au moins 10 œuvres concertantes différentes en 2024. Bien que notre base de données ne représente qu'un échantillon de l'activité des solistes au cours d'une saison (beaucoup jouent bien plus que ce que nos listes indiquent), cela montre que les solistes de haut niveau ne se limitent pas toujours à un répertoire restreint.
Une année tchèque et du Fauré
Qu'est-ce qui attire les solistes, les chefs d'orchestre et les organisateurs de concerts vers un répertoire ? Une évidente combinaison de facteurs : popularité, prestige, éclat – et sens pratique. Les anniversaires et les centenaires constituent également une motivation importante, or 2024 a vu une série de commémorations, dont Bruckner, Smetana, Fauré et Schönberg. Comment ces anniversaires se sont-ils matérialisés dans les programmes de concert ?
Nous nous attendions à une hausse des œuvres de Fauré dans les salles de concert, cent ans après la mort du compositeur en 1924. Mais l'ampleur de cette augmentation a défié toutes les attentes. En France, avec 243 concerts concernés contre 67 l'année précédente, les événements proposant du Fauré ont augmenté de 362%. Au Royaume-Uni, Fauré a bénéficié d'une augmentation comparable, de 250%. Et si les États-Unis n'ont enregistré que 33 dates avec des œuvres de Fauré en 2024, cela représente tout de même une augmentation de 300% par rapport à l'année précédente.
Le 200e anniversaire de la naissance de Smetana a coïncidé avec l'Année de la musique tchèque, ce qui a permis de multiplier par près de deux les représentations des opéras du compositeur. Cela a également permis à Dvořák de se hisser à la 10e place des compositeurs les plus joués en concert. La Neuvième Symphonie de Dvořák « du Nouveau Monde » a d'ailleurs été l'œuvre la plus donnée en 2024. Janáček a également connu une hausse, notamment dans les maisons d'opéra où il s'est hissé au 10e rang des compositeurs les plus joués. Mais toutes les hausses ne sont pas liées à des anniversaires : Stravinsky a ainsi bénéficié d'une année lyrique exceptionnelle en 2024, avec 92 représentations répertoriées, soit une augmentation d'environ 350% par rapport à 2023.
Bruckner, compte tenu du 200e anniversaire de sa naissance, a connu une augmentation significative du nombre de concerts, en particulier en Allemagne et au Royaume-Uni : dans ce dernier pays, les 84 dates répertoriées représentent une multiplication par cinq par rapport à 2023. En Autriche, pays natal de Bruckner, la hausse n'a été que modérée – il y a même eu un peu plus de concerts programmant du Bruckner en 2022 qu'en 2024. Se pourrait-il que, compte tenu de la taille et de l'ampleur typiques de ses œuvres, le « marché Bruckner » en Autriche arrive à saturation, alors que celui de l'Allemagne n'en est pas là ?
Le centenaire de la mort de Puccini en 1924 a également entraîné une hausse des représentations de ses opéras, délogeant Verdi de la première place, avec plus de 1.204 dates répertoriées. Mais cette augmentation de 26% est relativement faible proportionnellement parlant. Schönberg, dont on célébrait le 150e anniversaire de la naissance, a connu une hausse proportionnellement plus importante : +252% dans les salles de concert, et un total remarquable de 58 représentations de ses opéras.
Compositeurs d'aujourd'hui
Qu'en est-il des compositeurs vivants ? Une fois de plus, John Williams et Arvo Pärt sont les compositeurs vivants les plus joués en 2024. Il faut toutefois noter l'ascension remarquable de Caroline Shaw, 4e compositrice vivante la plus jouée en 2024. Son œuvre Entr'acte, qui existe en deux versions, pour quatuor à cordes et pour orchestre à cordes, a été jouée 30 fois au cours de l'année, et a été adoptée par des chefs d'orchestre et des quatuors à cordes de premier plan dans le monde entier. Cette œuvre a été plus jouée en 2024 que n'importe quel autre opus d'une compositrice en 2013 d'après notre base de données.
Le décès de Kaija Saariaho a également été fortement ressenti en 2024 : 96 exécutions de ses œuvres ont été répertoriées, soit plus que toute autre année dans nos archives. 8 femmes figurent parmi les 20 compositeurs vivants les plus joués – quelle tragédie de ne plus pouvoir compter Saariaho parmi elles ! Si les compositeurs vivants les plus joués bénéficient d'une plus grande égalité entre les genres, leur âge reste élevé, l'âge médian du top 20 étant de 65 ans. Mais nous avons également vu plusieurs jeunes compositeurs entrer dans le top 100 pour la première fois en 2024, avec notamment les 28 interprétations d'œuvres de Lisa Streich (39 ans), contre 9 en 2023.
La part de musique de compositeurs vivants dans la programmation est, en général, en lente augmentation – nous avions déjà fait ce constat en 2023 – mais dans certains endroits, la hausse en 2024 mérite d'être soulignée. En France, la part d'œuvres de compositeurs vivants a atteint 12,3% de la totalité des pièces programmées en concert, contre 8,7% en 2022 – une proportion qui se situe à 19% en Suède et en Australie.
Il convient toutefois de souligner que notre base de données reflète l'activité des orchestres et des grandes salles de concert, plus que celle des ensembles spécialisés ou des festivals de musique contemporaine, qui sont moins souvent recensés sur Bachtrack.
Danse
Dans le monde de la danse, sans surprise, Casse-Noisette règne en maître, restant le ballet le plus joué dans le monde avec environ 400 représentations de plus que le deuxième ballet le plus populaire, Le Lac des cygnes. Cependant, nous observons une légère diminution du nombre de productions de Casse-Noisette, d'environ 11%, certaines compagnies choisissant de programmer Cendrillon, A Christmas Carol ou La Reine des neiges comme alternatives à ce tube de Noël.
Alice's Adventures in Wonderland de Christopher Wheeldon figure pour la première fois dans le top 10 des ballets les plus joués. Créée en 2011 par le Royal Ballet puis par le Ballet national du Canada, cette production a depuis été reprise par au moins sept autres compagnies de danse dans le monde.
Parmi les spectacles chorégraphiques les plus donnés figurent désormais plusieurs ballets en un acte montés par le London City Ballet, récemment relancé, avec plus de 40 dates chacun au cours du second semestre 2024. De nombreuses représentations de pièces en un acte de Sharon Eyal ont également eu lieu, notamment Autodance, de plus en plus demandée.
Pour la deuxième année consécutive, Sharon Eyal est la seule femme chorégraphe à figurer dans le top 20 des chorégraphes les plus joués (13e), Crystal Pite restant aux portes de ce classement (21e). Wheeldon s'est hissé à la 6e place, tandis que les favoris habituels continuent de faire la course en tête : Petipa, Ivanov, Balanchine, Bourne et Ailey. Si l'on considère uniquement les chorégraphes vivants les plus programmés, les femmes sont au nombre de 3 dans les 20 premiers (9 dans le top 50).
Et maintenant ?
Que faut-il penser de tout cela ? Après les perturbations exceptionnelles causées par la pandémie de Covid-19 qui a durement touché le monde du spectacle vivant, plusieurs tendances de longue date observées au cours de la dernière décennie se sont confirmées. La progression vers l'égalité des genres chez les interprètes et les compositeurs va-t-elle se poursuivre ? Si c'est une trajectoire notable dans certains endroits, cela reste une évolution marginale dans d'autres lieux.
Ce que nos statistiques ne reflètent pas, c'est la manière dont les saisons sont planifiées – les décisions déjà prises ou en cours de réflexion à l'heure où nous écrivons ces lignes. Les orchestres maintiennent-ils leur engagement à diversifier leur répertoire, à interpréter davantage de compositrices, à passer commande d'œuvres nouvelles ? Cherchent-ils toujours à nommer des femmes aux postes non seulement de directeurs musicaux mais aussi de chefs invités et de chefs assistants – une étape nécessaire pour obtenir l'égalité entre les sexes dans le milieu de la direction d'orchestre ? Les compagnies de danse cherchent-elles à tendre vers la parité dans le choix de leurs chorégraphes ?
Chez Bachtrack, nous reconnaissons le talent quel qu'il soit, partout où nous le voyons. Mais nous pensons également que les institutions artistiques, ainsi que les pouvoirs publics, ont le devoir de jouer un rôle actif pour la santé des arts eux-mêmes. L'avenir du spectacle vivant reste à écrire.
Article traduit et adapté de l'anglais par Tristan Labouret