Avec Age of Content (ou « L’Ère du contenu »), le collectif (La) Horde présente au Théâtre de la Ville un objet déconcertant où des scènes aux atmosphères très contrastées se succèdent sans se répondre, comme si le sens de l’œuvre nous était refusé de par sa construction même. C’est bien l’idée des chorégraphes, qui expliquent dans la note d’intention que les différents thèmes s’enchaînent « à la manière d’un doomscroll », ce néologisme désignant la consultation compulsive d’informations anxiogènes. Résultat : une heure et quart plus tard… tout le monde est devenu complètement addict !

Age of Content est un titre intelligemment ambigu : en français comme en anglais, « content » peut aussi être interprété comme un équivalent de l’adjectif « heureux ». Et pour cause, la surabondance exponentielle de contenus virtuels disponibles depuis l’avènement du numérique se déploie en parallèle du renforcement généralisé de l’injonction au bonheur, soit l’obligation de chaque individu à trouver un mode d’être au monde satisfaisant au vu de l’immensité des possibles qui s’offrent à lui aujourd’hui.
(La) Horde cherche précisément à explorer par le biais de la danse – une danse jamais abstraite, toujours scénarisée, politisée – les transformations des sociétés et des personnes dans notre monde post-Internet, caractérisé par une porosité virtuel/réel. Pour alimenter cette réflexion, les quatre parties du ballet, interprété par dix-huit jeunes danseurs du Ballet national de Marseille, interrogent à fond la notion d’identité (son caractère fragmentaire, son authenticité, sa manière d’émerger, etc.) via quatre prismes distincts.
Le tableau initial fait se confronter deux technologies, l’une industrielle, l’autre scientifique : une voiture animée se retrouve face à une bande de clones déshumanisés à la Kim Kardashian dont l’objectif suprême devient l’appropriation de cet objet, symbole de pouvoir, ce qui conduit à une lutte virulente sur fond de techno. Inoubliable.
Place ensuite à l’univers du jeu vidéo. Devant un visuel post-apocalyptique, une femme-robot interprétée par une danseuse absolument bluffante s’anime. Son corps effectue des mouvements-types, saccadés et calibrés (comme contrôlés par un joueur en temps réel) : avancer – sans décaler sa trajectoire lorsqu’un obstacle se présente –, se placer en position de combat, rire artificiellement, courir selon un rythme prédéfini, et ainsi de suite. Elle rencontre un avatar masculin qui la jauge et tente d’imposer sa domination. Un groupe entier d’avatars se met bientôt à interagir, principalement mu par des principes de domination, de violence, de progression individualiste. Leurs tenues clichés permettent de les suivre du regard tour à tour, par exemple une femme affublée d’une mini-jupe et d’un t-shirt Heineken, ou un homme caractérisé par son apparence hip-hop avec son baggy oversize et sa casquette surmontée d’une capuche.
Après la survie s’impose la question du désir. Au cours d’un tableau plus calme mais plus chargé en tension, à la fois complètement explicite et remarquablement esthétique, les personnages en présence s’essaient à une forme de sexualité artificialisée, schématisée, crue et pourtant sans intimité. Les interactions commencent à deux, impliquent des échanges de partenaires, et se métamorphosent progressivement en une connexion puissante où l’importance du collectif prend soudain vie.
Sans transition, la dernière partie du spectacle démarre, plongeant la salle dans un espace-temps si éloigné de ce qui précède qu’on sent sa mémoire vaciller. L’effet de rupture est vraiment réussi parce qu’il surgit de manière inattendue, les protagonistes restant vêtus à l’identique. Mais le changement s’avère complet. Souriant de toutes leurs dents, les danseurs se mettent en ligne et progressent de façon organisée, joyeuse et énergique, sur… du Philip Glass (quel contraste avec les sons électroniques et RnB diffusés jusqu’alors !).
Puis c’est l’effusion la plus incroyable qui surgit. On est soudain en plein cœur d’une comédie musicale irrésistible ! Un à un puis tous ensemble, les interprètes laissent leurs corps se libérer – par extension, leurs âmes également ? – et entrer en harmonie avec ceux des autres. On pense forcément à la chorégraphie culte de Lucinda Childs sur la même musique… mais est-ce un hommage, une réappropriation, une parodie, une simple donnée de l’équation permettant aux jeunes générations de trouver leur propre style ? Quoi qu’il en soit, les explorations de (La) Horde visent juste, ce que confirmera l’accueil exalté du public face à cette création.