Si le pianiste Boris Berezovsky s’est imposé comme l’un des grands interprètes de la musique russe, notamment par ses disques dédiés à Rachmaninov et Medtner, on l’entend plus rarement dans Scriabine. Ce concert à la Fondation Louis Vuitton, dont l’exposition les icônes de l’art moderne imprègne de Russie une grande partie de la programmation, est l’occasion d’appréhender, en regard de la musique de Prokofiev, l’univers exalté du compositeur, avec ses études de jeunesse opus 8 et sa 5ème Sonate, œuvre charnière entre deux époques.
La Sonate n°8 de Prokofiev est la moins jouée du corpus des neuf sonates, sans doute à cause de son Andante initial aux contours flous difficilement saisissables, aux lignes chromatiques sinueuses, à son caractère expectatif, bien loin de la véhémence frénétique du Vivace. Ouvrir le concert sur cet Andante est donc une prise de risque vis-à-vis du public, qui peine au début à accrocher aux mélismes inextricables. Mais le jeu devient bientôt plus franc et le son plus ample, Boris Berezovsky creuse les formes en appuyant les dissonances. L’Andante sognando, charmante berceuse au lyrisme non dénué de préciosité, aurait pu jouer plus avec la douce ironie qui en émane, mais le pianiste en donne une version nonchalante, qui, si elle nous convainc, nous imprègne de cette léthargie du nourrisson qui commence à fermer les yeux… Pour les rouvrir aussi vite à l’arrivée du Vivace acéré, dans lequel, malgré une vision d’ensemble un peu statique, Boris Berezovsky fait preuve d’une remarquable maîtrise des attaques et des dynamiques locales, se jouant avec brio de la difficulté redoutable des staccatos tenaces.
Après Prokofiev, Scriabine, dont la musique, si elle atteint à la métaphysique par son exaltation et son mysticisme, exige de l’interprète un équilibre ténu entre la mouvance et la continuité. Berezovsky est incomparable dans la gestion des directions globales. Mais là encore son jeu, par trop statique, manque de cette fulgurance proprement scriabinienne. Aussi l’élan initial, symbolisant le surgissement de forces mystérieuses noyées dans l’esprit créateur, pèche par sa palette de nuances restreinte. Le son est par contre de haute facture, généreux et élégant, et le pianiste impose une tension impressionnante dans l’extatico final, impétueux et lumineux à la fois.