Benjamin Grosvenor plaque le dernier accord de « La grande porte de Kiev » sous la conque aérienne du Parc du Château de Florans et le son résonne, résonne, longtemps, pur, rond, plein… C’est le miracle d’un toucher parfait, d’un piano magnifique... Stop. Miracle d’un piano ? En fait, non. Si ce piano sonne de manière aussi accomplie, c’est parce qu’il a été préparé. Patiemment, avec un métier et un savoir-faire qui ne doivent rien à l’improvisation mais tout au travail : celui de l’accordeur. Partons à la rencontre de cette profession trop rarement mise en lumière, avec Frédéric Delcorn, qui irrigue tout ce que le sud-ouest de la France compte d’essentiel avec les Pianos Parisot, depuis la scène de la Halle aux grains de Toulouse aux cimes de Piano Pic, en passant par les festivals Piano aux Jacobins et Jazz in Marciac ; avec Lénie Carpentras, sur les routes d’Europe avec Guilhem Fabre et son idée folle uNopia ; et avec Hervé Catin, concentré sur la réussite du Festival de La Roque d’Anthéron avant de s’envoler pour un accord à la Philharmonie de Berlin.
À quoi tient ce déclic qui les a menés à cette carrière ? « J’ai découvert à 15 ans que Nicole, qui accordait mon piano depuis mes 5 ans, exerçait un vrai métier ! », explique Lénie. Frédéric lui, a écouté les conseils d’Alain Laffont, directeur de la manufacture de pianos Pleyel. Lénie et Frédéric s’accordent pour dire que suivre un maître ne suffit pas. Il faut prendre le temps de se former. Aujourd’hui la voie royale se nomme ITEMM, l’école des métiers de la musique au Mans. Dès le CAP pour Lénie, qui enchaîne avec un Brevet des Métiers d’Art ; ce sera le BMA pour Hervé aussi, après un cursus de musicologie à l’université. Frédéric est passé par l’IFFI (Institut Français de Facture Instrumentale) à Alès, juste avant que la manufacture Pleyel ne quitte la cité cévenole.
La formation est complète, elle fait de vous un intime des entrailles de l’instrument puisque vous êtes amené à triturer chaque pièce qui le compose. En sortant, vous pouvez pratiquer l’accord chez les particuliers ou dans des conservatoires, être réparateur ou restaurateur en atelier, ou encore vous consacrer au « service concert », sur scène. Ou passer de l’un à l’autre, dans cet ordre pour Hervé par exemple, qui ajoute que « le temps n’est pas compressible, il faut accumuler l’expérience. À 44 ans, j’ai le sentiment que j’apprends toujours ».
Cette impression d'une formation qui dure toute la vie, Frédéric, 55 ans, l’a encore ressentie il y a trois ans alors qu’il discutait avec un accordeur Steinway. « Jusqu’alors, ma priorité était le contrôle : bras fermement posé sur le piano, concentré sur le calage, la tenue de l’accord. Il m’a appris à doser ma liberté, à ne pas être uniquement dans le contrôle. Maintenant je force moins le piano, j’essaie de travailler en décontraction, avec une intention ».
Une détente qu’on retrouve chez Hervé, qui a simplifié le geste de l’accord au maximum, atteignant une forme d’épure digne des maîtres Zen. « Je produis le moins de son possible, avec une économie de mouvements, en ne répétant pas les notes, en ne tournant pas la cheville dans tous les sens mais en arrivant directement à l’endroit où je veux aller ». Il travaille avec moins d’outils qu’à ses débuts. Sa clé d’accord, il l’a commandée sur mesure au Japon, en bois de rose, elle est « visuellement simple, pour ne pas encombrer mon esprit ».
L’oreille ? Elle s’éduque. Elle peut être absolue : c’est le cas de Lénie. Cela peut être un avantage, mais n’empêche en rien qu’elle doive être entraînée. C’est ainsi que Frédéric s’est mis à associer progressivement un son parfait à une couleur ; synesthète, quand il parvient au bleu ou au violet, l’accord est trouvé. Les oreilles d’Hervé sont sensibles, elles sont « tout le temps allumées, je dois apprendre à les contrôler. Je suis vite fatigué par une musique qui n’est pas là au bon moment et d’ailleurs j’écoute peu de musique pour me préserver. Par exemple, je cuisine en silence ».
Faisons plus ample connaissance… Lénie est une accordeuse tout-terrain, une identité façonnée par sa rencontre avec l’équipe d’uNopia. Le modèle classique où les pianistes se suivent sur un instrument posé dans un théâtre, ce n’est pas pour elle. Ici, c’est le piano qui voyage devant des paysages qui défilent et des publics toujours nouveaux, grâce à une scène mobile imaginée dans un camion. « Il m’est arrivé de devoir accorder le piano, un vénérable Yamaha CFIII, au bord d’une route empruntée par un rallye automobile, ou au milieu d’une ferme aux vaches un peu bavardes ». Son challenge est de faire tenir l’accord à un piano qui « bouge » tout le temps, dans des conditions de température et d’humidité impossibles à anticiper. Le reste du temps, elle soigne sa clientèle provençale, et organise déjà un festival dans sa ville de Pernes-les-Fontaines, sur un grand queue Pleyel de 1877.

Frédéric, c’est l’entrepreneur. Entre La Réunion, Mayotte, le Lot et Toulouse, il a souvent déménagé et exercé plusieurs métiers : opérateur morse (sic !), professeur de musique, accordeur. Il joue du piano bien sûr, mais aussi de la guitare et du tuba. C’est dans l’ombre de la scène qu’il a trouvé sa voie, auprès de Daniel Parisot, fondateur de l’entreprise qui porte son nom, et qui lui a transmis son art de l’accord. Il a ensuite perfectionné sa pratique auprès de Yamaha France et de Steinway à Hambourg, puis s’est installé à Toulouse. C’est là que Daniel décide de céder son entreprise et que trois salariés se lancent le défi fou de la racheter. « Aujourd'hui, Clément a repris la gérance et l’atelier, Barbara la clientèle et le réseau, et moi, les devis et les services concerts. On se complète ». Avec 700 concerts par an, 12 pianos de concert et 5 camions, plus un grand magasin qu’ils viennent d’ouvrir, on ne peut que les admirer !
Hervé est un globe-trotteur. Après 10 ans d’accord chez des particuliers à Paris, il débarque à Berlin ; l’Allemagne, patrie du piano, mais quel piano ? Il travaille en atelier, il démonte et répare tout ce qui existe. « C’est un métier très artisanal, qui demande une grande concentration et une précision d’orfèvre. Vernis, table d’harmonie, étouffoirs, c’est une nouvelle aventure à chaque fois ». Et puis dans un château berlinois, il croise Torben Garlin, technicien concert très réputé, qui lui propose de le suivre. En duo d’abord, puis seul, il se spécialise. Aujourd’hui, il entame sa septième saison au Festival de La Roque d'Anthéron, avant de s’envoler pour la Belgique, l’Allemagne ou l’Autriche, où il est demandé. Mais le rendez-vous provençal reste essentiel. Il est fier de proposer à chaque pianiste le choix entre quatre grands pianos à queue de concert : Fazioli, Bechstein, Bösendorfer ou Steinway, qu’il connaît intimement. « Mon seul regret, c’est que dans l’immense majorité des cas, les pianistes choisissent le Steinway qu’ils ont davantage l’habitude de jouer ! »
Ils ont tous les trois des souvenirs moins bons, qui sont glissés avec pudeur. Lénie se remémore un concours sur lequel elle devait intervenir, avec « un Fazioli mal préparé, avec une harmonisation à l’ouest, pas régulier dans le timbre, une zone belle mais juste après une zone stridente, des nuances inégales. J'ai été obligée d’intervenir sur les marteaux. Je ressentais le stress des jeunes qui passaient leur concours, j’étais avec eux et je guettais le piano qui bougeait, c'était terrifiant ». Hervé se souvient de « la mauvaise humeur d’une grande star, qui a testé son piano une demi-heure avant le concert et ne lui a rien trouvé de bien. C'était 100% psychologique ! Et bien sûr le concert a été magnifique ».
Mais au fond, ces anecdotes ont peu d’importance. La principale ombre au tableau est celle des mentalités, qui évoluent bien lentement : peu de femmes deviennent accordeuses. Lénie confie que « c’est difficile d’admettre cette réalité, à chaque concert ou presque je fais l'objet de remarques sexistes. Aujourd’hui je me sens moins une imposteur, mais je suis souvent confrontée à des réflexions ou des comportements déplacés. De la part de pianistes qu’on a portés au pinacle, c’est dur à encaisser ». Et si la prochaine révolution de ce métier, où l’ouïe prime, était celle du regard ?