Entre Cadmus et Hermione et Vincent Dumestre, c’est une histoire d’amour : en un peu plus de dix ans, après le merveilleux spectacle proposé par Benjamin Lazar à l’Opéra Comique, le chef français aura eu régulièrement l’occasion de proposer sa lecture de la première tragédie lyrique de Lully et Quinault (à Rouen, à Caen, au Grand Théâtre de Provence, au Grand Théâtre de Luxembourg…). Quel pouvait donc être l’intérêt de ce concert versaillais, donné avec le même orchestre et le même chef, dix ans après la redécouverte de ce chef-d’œuvre, mais sans la mise en scène de Benjamin Lazar ? Précisément, l’absence de mise en scène permet de se focaliser sur la seule musique, et d’apprécier son dramatisme extraordinairement efficace.
Les numéros vocaux isolés, s’ils sont splendides, sont brefs et peu nombreux. La richesse de l’œuvre réside tout autant – et sans doute encore plus – dans les dialogues entre les personnages, le chant apparaissant comme le stade ultime, le plus élaboré, le plus poétique de la déclamation. Pour rendre justice à Cadmus et Hermione, il faut impérativement des interprètes à la diction limpide, rompus à la déclamation, et, pour la circonstance, capables de reproduire la prononciation – reconstituée et censément fidèle – de l’époque. Première satisfaction de la soirée : l’excellente prononciation de l’ensemble des interprètes. Mais au-delà de la clarté des mots, les chanteurs prennent également soin de caractériser, voire d’incarner au mieux les personnages, y compris par des moyen extra-musicaux : par leur physionomie (excellent Lisandro Abadie, dont les mimiques et regards apeurés illustrent à merveille la lâcheté du personnage), leurs gestes ou leurs postures (la Nourrice de Nicholas Scott, taraudée par son désir sexuel et vexée de l’indifférence qu’elle suscite, est très drôle).
Principal artisan du succès de la soirée, Vincent Dumestre dirige Le Poème Harmonique avec une précision impeccable, ménageant les effets, dosant les contrastes, veillant à un équilibre constant avec l’équipe de chanteurs. Le chef peut compter sur la complicité d’un superbe ensemble orchestral : violons précis et incisifs, trompette éclatante de Gilles Rapin, percussions pleines d’imagination de Samuel Domergue, clavecin vif, coloré et constamment chantant de Camille Delaforge... Dumestre donne aux pages instrumentales un éclat remarquable, faisant notamment précéder d’introductions emplies de poésie les différents airs ou duos (la magnifique scène entre Cadmus et Hermione à l’acte IV, l’air de Cadmus « Belle Hermione » au dernier acte).
Vocalement, la soirée est également une très belle réussite. Il convient d’insister sur l’extrême implication de tous les interprètes et sur la grande homogénéité de la distribution, soignée jusque dans les plus petits rôles. Brenda Poupard, qui vient tout juste de participer à Caen, avec Vincent Dumestre, à la belle résurrection de la Coronis de Sebastián Durón, campe une fière et vindicative Junon, dont l’autorité vocale s’affermira encore dans la seconde partie du concert. Même si le soutien vocal manque un peu de fermeté ici ou là, Marine Lafdal-Franc fait valoir une belle projection et une certaine autorité dans l’accent. Son timbre, légèrement acide, contraste efficacement dans les premières scènes avec celui d’Eva Zaïcik, laquelle délivre, à la fin de l’œuvre, un « Amants, aimez vos chaînes » splendide, porté par une voix chaude et veloutée ainsi qu’un sens des nuances affirmé.
Côté masculin, le talent est équitablement réparti entre les personnages comiques, les héros et les dieux. Le timbre légèrement nasal, la voix peut-être pas très puissante mais très efficacement projetée de Nicholas Scott conviennent parfaitement au personnage bouffe de la Nourrice. Lisandro Abadie met habilement ses qualités au service d’une composition relevant du registre héroï-comique : la puissance est relative mais la ligne vocale ferme, aux contours précis, le timbre clair, les graves assurés. Le timbre profond de Guilhem Worms et sa diction incisive conviennent aussi bien à Jupiter qu’au Grand Sacrificateur (superbe invocation à Mars à l’acte III !). Virgile Ancely campe un dieu de la guerre plein d’autorité. En Draco, son timbre clair et sa diction mordante offrent un contraste intéressant sur le plan dramatique avec la voix beaucoup plus sombre de Thomas Dolié, qui incarne son rival Cadmus. L’incarnation pleine de noblesse du héros éponyme culmine dans un « Belle Hermione, hélas, puis-je être heureux sans vous ? » d’une ineffable émotion, le public – et jusqu’aux instrumentistes de l’orchestre ! – étant littéralement suspendus aux lèvres du chanteur pour ne rien perdre de cette plainte amoureuse, susurrée pianissimo avec une infinie poésie.
Adèle Charvet, enfin, éblouit en Hermione. Son interprétation rayonnante de la fille de Mars n’appelle que des éloges : la voix dense, chaude, veloutée, sculpte la phrase musicale avec goût et se pare de mille nuances au gré du texte de Quinault, distillant continûment une émotion discrète mais prégnante. Au rideau final, elle partage avec Thomas Dolié un triomphe amplement mérité.