Immortel, le mythe de Don Juan ? Increvables, les prédateurs en tous genres dont notre monde est infesté ? Avec le retour inattendu sur scène de Don Giovanni à la toute fin de l’œuvre alors que tout le monde le tient pour mort, la mise en scène d’Agnès Jaoui délivre ici un message on ne peut plus actuel, en point d’orgue d’une nouvelle production réunissant une équipe épatante et homogène.
Car beaucoup de défis étaient à relever lors de cette première à l’Opéra National du Capitole de Toulouse, coproduite avec quatre autres scènes lyriques françaises : les débuts d’Agnès Jaoui dans une grande maison d’opéra, de nombreuses prises de rôles au sein d’une distribution très largement française, et enfin le remplacement moins d’un mois avant la première de Tarmo Peltokoski, souffrant, par un tout jeune chef comme lui âgé de 25 ans qui fait ses débuts en France…
Commençons par celui-ci : Riccardo Bisatti, retenez bien son nom. Quel mozartien, quel chef de théâtre ! La finesse, la musicalité, l’énergie sont au rendez-vous avec un sens déjà aiguisé de la progression dramatique, notamment dans les scènes finales menées de main de maître dans un tempo vertigineux. La fosse d’orchestre étant placée en position haute, le public peut profiter de sa gestuelle précise et visualiser sa complicité avec un Orchestre du Capitole qui sonne merveilleusement et prend manifestement beaucoup de plaisir à jouer sous sa direction.

Sur le plateau, Nicolas Courjal, réputé dans les grands rôles du répertoire romantique, fait ses débuts dans le rôle-titre qu’il incarne avec tout le charisme voulu : le métal noir de son timbre de basse, sa suavité dans les scènes de séduction, son aplomb scénique redoutablement désinvolte et dominateur, son sourire ironique trahissent un sentiment d’impunité et de toute puissance jusque dans sa confrontation avec la Mort. À ses côtés, le Leporello du baryton italien Vincenzo Taormina est parfait : belle voix à la musicalité impeccable, bon comédien : avec sa rouerie teintée d’élégance et sa grande taille, il en arrive parfois à faire de l’ombre à son maître...
Habituée du Capitole, Karine Deshayes connaît parfaitement le rôle de Donna Elvira ; elle le chante avec sa formidable aisance technique et sa musicalité habituelle, avec toutefois quelques notes graves un peu éteintes dans son air de l’acte I. En Don Ottavio, le ténor germano-turcmène Dovlet Nurgeldiyev est l’une des révélations de la soirée : son timbre est chaleureux et viril, ses aigus faciles et sa longueur de souffle font merveille dans ses deux airs.
La Franco-Roumaine Andreea Soare est une Donna Anna intense, avec un engagement de tous les instants, avec un ambitus, une technique et une projection vocale stupéfiants, couvrant toutefois ponctuellement ses partenaires dans l’acte I. Quant au Commandeur de Sulkhan Jaiani, il est inquiétant et caverneux à souhait. La Toulousaine Anaïs Constans fait ici ses débuts en Zerlina : mozartienne accomplie, son timbre, sa musicalité et son naturel scénique s’accordent admirablement à son personnage. Incarnant Masetto, Adrien Mathonat séduit avec son timbre de bronze, sa belle projection et son jeu qui confèrent de la densité à un personnage de paysan opposant une réelle résistance aux entreprises de l’aristocrate dévoyé.
Comédienne, chanteuse, autrice, metteuse en scène et réalisatrice, Agnès Jaoui est une artiste complète qui possède un sens aigu du plateau : sa mise en scène est classique au meilleur sens du terme, assumée et au service du génie mozartien, sans chercher à en réinventer le sens au travers d’une déconstruction hasardeuse. Avec une direction d’acteur très juste, naturelle, sans pathos ni caricature, elle sait jongler avec les deux pôles de ce fabuleux dramma giocoso, drame joyeux où fusionnent en permanence le tragique et le burlesque.
La scénographie se situe dans l’esthétique du XVIIIe siècle à Séville : Éric Ruf a conçu un efficace décor mobile permettant de rapides changements à vue. Les costumes raffinés signés Pierre-Jean Larroque sont de toute beauté, sublimés par les lumières en clair-obscur de Bertrand Couderc qui évoluent lors de la scène finale de chacun des deux actes vers un éclairage frontal depuis la rampe du bord de scène, rappelant ainsi la lueur des bougies en vigueur au temps de Mozart.
Au total donc, un nouveau pari artistique réussi pour le Capitole grâce à la formidable équipe réunie par Christophe Ghristi. Donnée ici pour neuf représentations complètes avec deux distributions en alternance, cette production partira ensuite à Marseille, Montpellier, Dijon et Tours… À bon entendeur !

