Vendre le ciel aux ténèbres. Tandis que le compositeur trentenaire Bastien David prend la parole dans l’Auditorium Cziffra pour expliquer d’une voix légèrement tremblante le titre de sa création, on ne peut s’empêcher de penser à la météo qui a décidé de l’accompagner dans son œuvre. Comme bien des festivals, La Chaise-Dieu n’a pas eu d’été et la session de rattrapage intelligemment proposée par son directeur, Julien Caron, s’est tenue sous un ciel couvert et dans des températures quasi-hivernales, loin des habituelles nuits étoilées du mois d’août.
Après les musiciens de l’Orchestre National d’Auvergne et les Cris de Paris de Geoffroy Jourdain de passage ces dernières semaines sur ce site historique, ce sont les voisins stéphanois de l’Ensemble Orchestral Contemporain et leur nouveau directeur musical, Bruno Mantovani, qui ont posé leurs valises pour cinq jours de résidence – un projet qui aurait dû avoir lieu en juin dernier. À en croire le degré d’aboutissement du concert de clôture, ce vendredi, et les allusions complices de l’ancien directeur du CNSMD de Paris après les applaudissements, les retrouvailles ont été une véritable fête pour les artistes qui donnaient là leur premier concert ensemble depuis plus de six mois.
Vendre le ciel aux ténèbres. Venu lui aussi passer quelques jours à La Chaise-Dieu pour accompagner la création de sa partition composée en plein confinement à la villa Médicis, Bastien David explique avoir voulu faire allusion aux centaines de satellites qui sont envoyés autour de la Terre pour des histoires de gros sous. Mais l’argument va au-delà de cette conquête irraisonnée de l’espace, ajoute-t-il : c’est à la folie des hommes de manière générale que l’ouvrage fait allusion. Cette idée commune – si ce n’est banale – dans l’histoire de l’art aurait pu donner lieu aux déchaînements sonores les plus absurdes sans qu’on ait, sur le fond, quoi que ce soit à reprocher à l’auteur. Il n’en a rien été. Merveille de construction et d’imagination sonore, l’œuvre révèle si on en doutait encore que Bastien David est un fantastique architecte-musicien, qui agrémente ses partitions d’effets toujours expressifs sans jamais basculer dans l’anecdote tape-à-l’oreille. C’est, dès l’introduction, ce sifflotement insouciant qui se marie aux harmoniques du premier violon et au jeu à l’archet de l’excellent percussionniste Claudio Bettinelli, créant un monde flottant, détachée de toute substance. C’est ensuite cette mécanique grinçante du souffle des vents, suivant des carrures obstinées sur lesquelles les cordes viennent poser leurs glissades mesurées ; les grondements sinistres des bois graves achèvent alors de donner à l’ensemble une allure d’Interstellar kafkaïen. C’est enfin cette arrivée au sommet où les musiciens abandonnent les uns après les autres leurs instruments pour s'emparer de ballons noirs qui, frottés à l’aide d’éponges, submergent l’audience dans un effet de saturation sonore héritée des procédés électro-acoustiques du siècle dernier. Si le ciel de Bastien David est pour l’heure jonché de ténèbres, on ne peut que lui imaginer des horizons radieux.
L’œuvre restera la principale nouveauté de la soirée, la création Missing II d’Édith Canat de Chizy étant « seulement » une transcription de son concerto pour violon et orchestre Missing, écrit à la suite du décès du violoniste Devy Erlih pendant l'hiver 2012. S’appuyant sur un pupitre de percussions fourni en timbres lourds et graves, la réécriture est cependant remarquablement réalisée : à l’exception de quelques jeux d’écho manquants ou peu audibles dans les cordes, la légèreté de l’effectif ne paraît jamais un défaut et le discours orchestral en ressort même plus clair, glacé et aiguisé que dans la version première. Au violon, le soliste de l'EOC Gaël Rassaert propose une interprétation impeccable, ayant incorporé à tel point les audacieux gestes instrumentaux qu’ils paraissent extrêmement naturels.
Mais c’est tout l’Ensemble Orchestral Contemporain qui doit être salué pour son engagement sans faille, sous la direction franche de Bruno Mantovani. Dès la première pièce (Rescousse de Gérard Pesson), les musiciens ont montré une capacité bluffante à passer d’une expression collective soudée à des jaillissements de personnages inattendus, depuis l’exercice scolaire du piano jusqu’au motif discret de trompette bouchée. Composée il y a plus de quinze ans, cette œuvre pleine de clins d'œil ferait presque figure de musique ancienne au côté de ses voisines du soir mais sa programmation est des plus intéressantes : ses explorations ludiques de timbres infiniment petits (jeux de souffle, de clés, de pistons) dans une écriture foisonnante trouveront de vrais échos peu après dans le ciel de Bastien David.
À l’issue du concert, l’éclaircie aperçue sur les visages détendus des artistes ne durera pas, la nouvelle d’une énième annulation de concert parvenant bien vite à leurs oreilles. Souhaitons-leur bien du courage pour tenir bon dans les ténèbres.
Le voyage de Tristan a été pris en charge par le Festival de La Chaise-Dieu.