Dans le cadre de son festival annuel Mémoires, l’Opéra de Lyon reprend en ce printemps trois spectacles qui, par leurs mises en scène historiques, sont devenus de véritables références. À l’Elektra revue par Ruth Berghaus (1986) et Tristan et Isolde par Heiner Müller (1993) s’est joint l’Incoronazione di Poppea de Klaus Michael Grüber, qui avait marqué le festival d’Aix-en-Provence en 2000. C’est l’assistante à la mise en scène d’alors, Ellen Hammer, qui a assuré la reconstitution d’un spectacle délicat et poétique (jusqu’au vent provençal qui faisait danser les rideaux du palais impérial), auquel l’ensemble Les Nouveaux Caractères de Sébastien d’Hérin et les solistes du Studio de l’Opéra de Lyon instillent une beauté et une finesse musicale qui ajoutent à l’intemporalité dramaturgique une tonicité remarquable. Des chanteurs émane une particulière fraîcheur, et l’intimité du spectacle s’installe grâce au choix d’une instrumentation résolument baroque, où viole de gambe et théorbes côtoient cornets à bouquin, clavecins et dulciane, cet ancêtre du basson.

Évoluant dans un décor épuré de carton-pâte ressemblant à ses débuts aux livres illustrés pour enfant, les protagonistes se trouvent prisonniers d’un schéma de conflits sentimentaux classiques, poussés à leur paroxysme par le cadre historique de l’intrigue : Néron tente de se débarrasser de son épouse Octavie, pour pouvoir épouser la séduisante Poppée, elle-même convoitée par Otton (qu’aime Drusilla). La distribution des rôles souligne de façon flagrante l’aspect du genre – et cette question, on l’a encore vu récemment à l’Opéra avec l’excellente Jeanne au bûcher (qui se dégageait du corps d’un concierge dépressif et suicidaire), est toujours susceptible de soulever un vent de contestation dans le contexte lyonnais. Or, pour cet opéra créé pour le Carnaval de Venise en 1643, ça passe comme une lettre à la poste.

Laura Zigmantaite est un Néron remarquable : le mezzo-soprano lituanien investit l’ancien rôle de castrat avec autorité, sa voix puissante et charismatique ornemente de concert avec Poppée dans le premier duo d’amour, que la lumière poétique de Dominique Borrini caresse. Les bras qu’étendent l’un vers l’autre les amants, encore significativement distants de quelques mètres dans ce premier acte, jettent sur le sol des ombres dont les extrémités parviennent pourtant déjà à se toucher : prémisses de l’action dramatique à venir.

Mais comment y parvenir ? Le mezzo-soprano Elli Vallinoja illustre en effet par son jeu expressif et sa voix noble qu’on ne répudie pas une impératrice romaine comme on jetterait une vieille chaussette. Hiératique, dotée d’une technique et d’une gestuelle de la plus totale dignité, la Finnoise déploie l’une des plus belles voix de la distribution en brandissant la menace d’une accusation de viol, pour forcer Otton à tuer sa rivale. Le tragique atteint ici son comble : Aline Kostrewa, autre mezzo aux mediums chauds, montre que si son engagement le lie désormais à Drusilla (Émilie Rose Bry, alternant dans les représentations avec Josefine Göhmann pour les rôles des amies d’Otton), son cœur ne cesse de battre pour Poppée, ce qui ne lui rendra pas la tâche plus facile… D’autant que se pose comme volumineux obstacle sur son chemin l’extraordinaire Arnalta. La nourrice de Poppée est campée avec beaucoup d’humour et autant de coquetterie comique par le ténor André Gass – la scène agonistique qui l’oppose à Otton est particulièrement savoureuse. Le rôle travesti rencontre ici son double, mais la scène s’accroît encore d’un travestissement : l’homme en jupon fait face à l’actrice dont l’éphémère habitus masculin se cache sous les robes de Drusilla, déguisement féminin grâce auquel doit se réaliser le sinistre attentat. Le mélange des genres pourrait ici confiner à la confusion, mais l’effet produit n’est qu’une touche comique au second degré, soulignant de façon métapoétique la facticité du spectacle, telle est la crédibilité et l’engagement des acteurs dans leurs rôles respectifs.

Poussant, en passant, dans la tombe le philosophe Sénèque (Pawel Klodziej, basse soignée, impassible et évidemment stoïque), le duo infernal Néron-Poppée révèle, outre sa passion, toute sa duplicité et son dangereux penchant pour la folie. Josefine Göhmann, à la recherche d’une gestuelle adéquate, brasse peut-être un peu trop d’air avec ses bras ici et là, mais sa voix cajoleuse et séductrice sied très bien au rôle. Sa grâce, comme celle d’Otton, est totale dans le duo d’amour final, délicieuse ritournelle à la simplicité envoûtante, à laquelle les Nouveaux Caractères ont une si large part.

Aux belles images produites par décor, lumière, costumes et coiffures dans cet esprit résolument fidèle à la création aixoise, les jeunes voix et instrumentistes d’aujourd’hui donnent un nouveau souffle, spécifique, délicat, prometteur d’avenir.

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