Nicolaï Ghiaurov, Ruggero Raimondi, Samuel Ramey, José van Dam : le rôle-titre de Don Quichotte de Massenet, créé par Fedor Chaliapine à Monte-Carlo en 1910, n’a connu à l’Opéra de Paris que des titulaires de grand renom, plaçant la barre très haut pour les éventuelles reprises. Remplaçant Ildar Abdrazakov initialement prévu – mais écarté en raison de son soutien explicite au président russe –, c’est cette fois-ci Christian Van Horn qui incarne le Chevalier de la Longue-Figure, un chanteur apprécié à Paris dans plusieurs rôles français : le Méphisto de Gounod et les quatre Diables d’Offenbach.

Pourtant, indépendamment de ses qualités (belles couleurs sombres du timbre, soin apporté au legato), les œuvres françaises ne sont peut-être pas celles qui conviennent le mieux à ce bel interprète, ce répertoire appelant sans doute une clarté dans la voix, une émission placée moins « en arrière », des voyelles plus ouvertes et moins nasalisées. Mais l’engagement vocal et scénique de l’artiste est tel que toutes les réserves tombent devant la puissance de l’incarnation : durant les deux heures trente que dure le spectacle, Christian van Horn est Don Quichotte, avec sa grandeur et ses faiblesses, sa mélancolie noire, son désespoir… Le public ne s’y trompe pas, qui réserve à l’artiste une belle ovation.
Sa Dulcinée est Gaëlle Arquez, remplaçant Marianne Crebassa initialement prévue. On retrouve les qualités bien connues de la mezzo : timbre pulpeux, virtuosité (il en faut pour chanter élégamment les vocalises hispanisantes qui parsèment la partition), lyrisme (il en faut également, notamment pour le duo de l'acte IV : « Je t’ai livré mon cœur »), ligne de chant raffinée (encore qu’un peu plus d’abandon dans « Lorsque le temps d’amour a fui » conférerait sans doute à la page une plus grande mélancolie…). La diction, correcte, pourrait cependant encore gagner en clarté.
Étienne Dupuis se glisse avec aisance dans le rôle de Sancho, qui convient idéalement à ses moyens. Timbre clair, diction parfaire, émotion sobre : un sans-faute ! Autour de ces trois artistes gravite une solide équipe de seconds rôles (où l’on remarque notamment l’élégant Juan de Nicolas Jones). Quant aux pages que chantent le chœur au premier acte, elles sont idéales pour multiplier décalages, attaques hasardeuses et autres problèmes rythmiques ! Autant de pièges brillamment déjoués par les chœurs de l’Opéra, visiblement excellemment préparés par Ching-Lien Wu. Dans la fosse de Bastille, sous la direction brillante de Patrick Fournier, l'orchestre rend au mieux les atmosphères très diverses (jubilation, lyrisme, mélancolie, recueillement…) qui composent cette partition pour le moins atypique.
Mais ce qui rend cette nouvelle production de l’Opéra de Paris absolument unique, c’est le spectacle bouleversant proposé par Damiano Michieletto et ses complices : Paolo Fantin aux décors, Agostino Cavalca aux costumes, Alessandro Carletti aux lumières. L’idée qui sous-tend le spectacle est simple mais extrêmement forte : Don Quichotte souffre d’une blessure ancienne, jamais refermée. Amoureux fou d’une chanteuse, Dulcinée, il a jadis demandé sa main – qu’elle a refusée. Rendu ivre de douleur, Don Quichotte, prostré chez lui en compagnie de son fidèle Sancho, n’en finit pas de mourir en ressassant ces douloureux souvenirs. Abusant de psychotropes qui suscitent chez lui des hallucinations plus ou moins cauchemardesques (les fantômes de son passé surgissent littéralement des murs de son appartement), il se dirige lentement vers une mort inéluctable, sous le regard impuissant de son compagnon.
Si les puristes reprocheront peut-être à cette lecture son caractère désespéré (les dimensions plus légères de l’opéra se trouvant considérablement amoindries), cette production offre des tableaux absolument inoubliables : la vision des chevaux de carrousel qui surgissent pendant la romance de Don Quichotte (« Quand apparaissent les étoiles ») est d’une poésie infinie, tout comme celle du couple dansant lentement sur la « musique invisible » qui ouvre l’acte IV. Quant aux fameux « moulins », ce sont ici des créatures effrayantes nées de l’imagination malade du protagoniste qui, une fois ces apparitions disparues, s’effondre littéralement, brisé, comme s’il prenait subitement conscience de la folie qui le menace.
Une scène d’une émotion intense, tout comme celle précédant le dernier acte : Don Quichotte, venant de se remémorer la demande en mariage que Dulcinée a déclinée, reste prostré dans son fauteuil, ne pouvant retenir ses larmes, alors que le chant du violoncelle lui rappelle, de façon lancinante et désespérée, que le « temps d’amour » a irréversiblement fui... Ce moment déchirant hantera longtemps le spectateur. Damiano Michieletto signe là probablement l’un des spectacles les plus intelligents, les plus accomplis, les plus bouleversants vus depuis longtemps sur une scène lyrique. Déjà une référence.