Initialement prévu pour la baguette de Philippe Jordan, finalement échu à un Pablo Heras-Casado pressenti pour prendre la relève au poste vacant de directeur musical de la grande boutique, ce Ring annoncé pour 2020 et repoussé en raison d’un certain virus s’est fait désirer. Il faut dire que la Tétralogie de Wagner demeure le sommet des programmations lyriques (elle devait couronner le mandat de Stéphane Lissner), et que sa relecture par Calixto Bieito – auteur d’une Carmen inoxydable et d’un Exterminating Angel virtuose la saison passée – promettait de secouer à nouveau l’opéra Bastille. La déception a été à la hauteur des attentes pour cet Or du Rhin – prologue aux trois journées de L'Anneau des Nibelungen.

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L'Or du Rhin à l'Opéra Bastille
© Herwig Prammer / Opéra national de Paris

Une grande forteresse de tôle perforée, laide et très bruyante mais impressionnante : dessus sont projetés des images organiques, des corps sous perfusion et, à la toute fin, le visage branché d’électrodes d’un nourrisson (sans doute appelé à un grand avenir dans les trois journées qui suivront ce prologue…) ; dedans, on devine le dédale d’escaliers et de couloirs, aménagement labyrinthique d’un Walhalla en forme de cage de Faraday ; dessous, la salle des machines, data center des Nibelungen et laboratoire d’Alberich – savant fou développant des prototypes humanoïdes. Hélas, la majeure partie de l’action se déroulant devant, le gros cube d’acier très inexploité se distingue surtout pour son inutilité.

Cet univers dystopique où les ordinateurs tournent à plein régime et les câbles pendent de tous côtés rappelle celui d’un Terry Gilliam. En très décousu : que viennent faire ces Filles du Rhin en tenue de plongée ? Ce gilet auquel sont fixés des tuyaux en plastique flexible sur le dos d’Alberich ? Cette lance de Wotan, simple tube d’aluminium ? Et ce Fafner en cowboy, et ce Froh en Hare Krishna, et ce Loge en tonton beauf ?

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L'Or du Rhin à l'Opéra Bastille
© Herwig Prammer / Opéra national de Paris

À l’instar du Tarnhelm, tantôt visage humain hyperréaliste, tantôt masque précolombien, Calixto Bieito se perd dans une lecture qui se veut tout à la fois littérale (les pommes de Freia sont de vraies pommes, le marteau de Donner est un marteau, le heaume est un masque de crapaud lorsque Loge se transforme en crapaud) et symbolique (le glas des dieux est sonné par l’omniprésence du numérique et par l’extinction des ressources naturelles, illustrée par une Freia qui se barbouille de pétrole). Un Or du Rhin pénalisé par des intentions dispersées donc, et une direction d’acteurs indigente, trahissant une production au mieux inaboutie, au pire en manque d’idées. Bref, si on espère encore être cueilli par Calixto Bieito dans les trois opus à suivre, il passe pour l’instant à côté du véritable défi imposé par Wagner : parvenir à rendre homogène l’ensemble de la Tétralogie, tout en offrant une singularité cohérente à chacun des quatre volets.

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L'Or du Rhin à l'Opéra Bastille
© Herwig Prammer / Opéra national de Paris

L’ennui guette, et l’inégalité de la distribution – voire sa faiblesse – n’arrange rien. Tout débutait pourtant au mieux avec des Filles du Rhin aquatiques et retorses, volontiers espiègles dans les tourments qu’elles infligent à l’excellent Alberich de Brian Mulligan : idéal de noirceur et d’expressivité torturée, son nain a véritablement le diable au corps. Mais en Wotan, Iain Paterson, habitué de la maison (et déjà titulaire du rôle pour les versions de concert données en 2020), tarde à s’installer : l’étroitesse du timbre, le manque d’assise, la faiblesse du charisme l’empêchent de régner avec une quelconque autorité sur l’aréopage divin. Le Loge sans roublardise de Simon O’Neill ne marquera pas plus les esprits. Passons sur la prestation à oublier de Marie-Nicole Lemieux en Erda pour souligner celle, exemplaire, d’Ève-Maud Hubeaux : sa Fricka, dramatique à souhait, domine les échanges par sa présence vocale et scénique.

<i>L'Or du Rhin</i> à l'Opéra Bastille &copy; Herwig Prammer / Opéra national de Paris
L'Or du Rhin à l'Opéra Bastille
© Herwig Prammer / Opéra national de Paris

Pablo-Heras Casado avait séduit dans Mozart dernièrement, il laisse ce soir totalement indifférent. Peut-être pour ne pas submerger un plateau au volume parfois sous-dimensionné, sa direction prosaïque montre trop peu de relief et d’inspiration, trop peu d’élan pour servir de moteur dramatique. Bien sûr, la descente au Nibelheim apporte son lot de frissons (peut-il en être autrement ?), mais le prélude apparaît très heurté, sans fluidité, et l’entrée des dieux au Walhalla bien insipide. Plus étonnant dans ce répertoire, l’Orchestre de l’Opéra n’a pas particulièrement brillé non plus – plusieurs fois mis en défaut par des cuivres approximatifs. Espérons donc que les trois volets à venir effaceront ce goût d’inachevé.

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