Sokolov ! Le bonheur réconfortant de la routine : sa fidélité aux mêmes salles, aux mêmes séries de concerts. Les lumières tamisées, uniquement en douche, l’immuabilité des programmes tenus sur une saison entière à travers l'Europe. Le rituel des bis et des saluts millimétrés. Dans un monde où un nouveau pianiste sensationnel émerge tous les six mois, un Grigory Sokolov a une importance presque thérapeutique. L’impression qu’il a toujours été là, et qu’il sera toujours là. Pourtant, rien de banal dans cette routine ! Ce n’est pas anodin d’entendre Sokolov jouer Purcell pour la première fois en public, d’entendre ce Mozart qui nous est plus familier et absolument essentiel. Sokolov entre sur la scène du Grand Théâtre de Provence, au Festival de La Roque d’Anthéron, et c’est important – il ne joue jamais en plein air, ce qui nous prive de l’acoustique de l’Auditorium du Parc qui mettrait pourtant tellement plus en valeur son piano.

Grigory Sokolov au Grand Théâtre de Provence © Pierre Morales
Grigory Sokolov au Grand Théâtre de Provence
© Pierre Morales

Purcell ! Le jeu de Sokolov dans le répertoire baroque a toujours divisé. Ses Couperin et ses Rameau ne manquent pas d’aficionados, comme en témoigneront les « aaaah » de soulagement du public qui accueilleront Les Sauvages en bis. Pour ceux-là, la musique de Sokolov est un bijou rococo aux mille détails. Pour d’autres, l'ornementation chargée étouffe la musique – presque une pédanterie ! Enfin bon, concentrons-nous sur ce Purcell, qui semble à même de convaincre plus largement. Sokolov interprète à la perfection les différentes atmosphères des miniatures au programme. Dans Ground in Gamut, c'est une absence de trouble, un esprit léger. Dans les Irish et Scotch Tunes, le piano rit et vit, tour à tour bucolique et tendrement triste. Dans Trumpet Tune, le rebond inouï de Sokolov donne une noblesse et un élan à une pièce édifiante. Sokolov a le talent pour dépeindre une atmosphère simple, parfois naïve en retenant ses immenses moyens.

Les suites sont également remarquablement servies. Dans la Sarabande de la Deuxième Suite, on admire l’autorité de la main gauche, l’émotion pudique de la main droite. Un dialogue désarmant par sa tendresse et sa hauteur de vue. La Courante de la Quatrième Suite annonce le finale de la sonate de Mozart, avec ses jeux de tension et de détente du phrasé, l’enroulement d’un trait sur lui-même, des notes répétées qui nous scotchent. Le Pétersbourgeois habite magnifiquement la luminosité intérieure de la Septième Suite. De nouveau dans la Courante, on remarque ces notes répétées servant de fin de phrases et de transitions. Non pas martelées, fulgurantes, mais tantôt simplement posées et suggérées, tantôt émouvantes et plaintives. Ce rebond naturel du bras et de la main de Sokolov, associé à une dissociation des plans sonores, crée un chatoiement unique.

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Grigory Sokolov au Grand Théâtre de Provence
© Pierre Morales

Mozart ! Voilà un monde où Sokolov s’est rendu indispensable. Nous retrouvons dans cette Sonate K333 le style signature du pianiste : une articulation sophistiquée qui vise la mise en tension du discours. Les thèmes, les transitions, les ornementations sont taillés, travaillés, formés par Sokolov : nous sommes loin d’un Mozart naturel et sereinement chantant. Cet artisanat de haut niveau se trouve pleinement exprimé dans les mouvements impairs, et particulièrement un Allegretto vivant comme jamais.

Quel drôle de choix en revanche que celui de finir un programme avec l’Adagio K540… Mais quel objet étonnant (et admirable) nous livre Sokolov ce soir, en contraste total avec le piano qui se donne en représentation dans le Rondo de la Sonate, où les traits de la main droite sont ceux d’une soprano colorature. Fascinant phénomène que cette distance maintenue par l’interprète entre le public et cette tragédie privée. Sokolov joue sur l’illusion d’une musique qui tente de dissimuler son drame, par pudeur, sans jamais y parvenir. Les accords de transition, au potentiel si terrible, sont presque allégés, la fin en mode majeur est jouée sans chaleur : on est presque gêné d’assister à ce drame qui ne nous concerne pas et qui se dévoile à bas bruit devant nous. La section qui amène la transition en mode majeur préfigure les mazurkas données en bis, avec une décantation de la matière qui capte notre attention.

Et parlons-en, de ces mazurkas ! Elles mériteraient bien des « aaaah » du public pour chacune de leur note distillée avec une intensité glaçante qui se joue de la danse originelle. Pour finir, l’habituel Prélude n° 20 de Chopin, toujours aussi singulier sous les doigts de Sokolov : un éloge de la force brute cohabitant avec la plus grande tendresse, l’un justifiant l’existence de l’autre.

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