En Ukraine, on ne sait jamais tout à fait ce qu'on va trouver sur scène. L'excellence absolue d'un orchestre ou un ensemble qui peine à maintenir son rang. Rien de plus compréhensible dans ces conditions. Il y a les musiciens partis au front (et ceux qui ne reviendront jamais). Il y a les 7 millions exilés à l'étranger, et les 6 millions d’exilés à l'intérieur du pays. Lviv est une terre d'exil naturel à l'intérieur du pays. C'est la grande ville la plus à l'ouest, à proximité de la frontière polonaise. Une ville vibrante et vivante, dans laquelle les bombardements sont moins fréquents qu'à Kiev ou qu'à l'est du pays. Il faut bien sûr s'habituer au son dystopique des sirènes anti-aériennes, mais les Ukrainiens le sont depuis bien longtemps maintenant ; voilà trois ans que l'invasion à grande échelle a été lancée par la Russie.
En cette soirée du jeudi 15 mai, dans la petite Philharmonie située dans une rue calme de la ville, l’orchestre résident répète le concert du lendemain. Une promesse figure sur l'affiche du festival Virtuosos 44 : l'Orchestre Symphonique National de la Philharmonie de Lviv dirigé par Theodore Kuchar. On est entre de bonnes mains. On entend l'orchestre répéter à travers les portes fermées : un son large, puissant, immense. Ça a l'air de sonner, cette affaire ! Lorsque l’on entre dans la salle, Kuchar, chef né à New York et formé à Cleveland, reprend ses troupes en ukrainien.
Ce chef américain s'est-il égaré en Ukraine ? Pas tout à fait, comme il nous l’expliquera à la pause : « Mes parents étaient des émigrés ukrainiens, des fanatiques de leur culture. Enfant, je râlais parce que j’étais le seul de mon école forcé d’apprendre une autre langue, d’autres coutumes. » Avant d’occuper la direction de l’Orchestre de Lviv, Theodore Kuchar a été directeur musical de l’Orchestre Symphonique National d’Ukraine (le principal du pays) de 1992 à 2000, juste après la chute du mur et l’indépendance du pays. « Quand on a fait le tout premier enregistrement de l’Orchestre National d'Ukraine, l'administration voulait Prokofiev ou Chostakovitch. J’ai dit non. Ce sera Liatochinski. On représentait déjà une Ukraine libre au monde. » Parler sa langue, s'habiller en vyshyvanka (chemise brodée traditionnelle dont c'est le jour national), jouer sa musique, et tout simplement exister dans un pays où l'on vous envoie des missiles balistiques sur la poire et où l'on veut vous interdire toutes les actions citées au début de phrase... Tout équivaut à affirmer son identité. En Ukraine, tout est vital, existentiel, identitaire.
Kuchar évoque le programme qui les occupe aujourd’hui : deux créations pour contrebasse et orchestre, la Troisième Symphonie de Boris Liatochinski – « la grande symphonie ukrainienne du XXe siècle » –, le tout précédé d’un poème symphonique de Reinhold Glière, Les Cosaques Zaporogues. Le lendemain au concert, celui-ci fait son effet en guise de présentation : cordes acides au souffle infini, bois perçants, assise basse, presque caverneuse. Un rouleau compresseur quand il se met en marche. Enchanté !
Le concert se poursuit donc avec deux créations signées Mykhailo Shved et Maxim Kolomiiets. Le second « est en passe de devenir un very big deal partout dans le monde » selon les mots du contrebassiste soliste, James VanDemark. La création occupe ici une vraie place : marqueur d’une Ukraine qui prend conscience d’elle-même, de sa culture, et qui l’affirme. Maxim « Soon to be a Very Big Deal » Kolomiiets est un compositeur qui sait poser un ton. Son Concertino agrandit l'espace sonore, s'ouvre sur un air de légende. Deux courts mouvements suivent, éthérés, purs, lyriques. La fin est aussi bien pensée que l'ouverture : les lumières de la Philharmonie s'éteignent une à une. Il ne reste qu'une bougie posée devant le soliste, qui l'éclairera lors des dernières mesures. Elle sera soufflée à son tour, laissant la salle dans le noir total et quelques secondes de silence.

Toute la salle ? Non, une irréductible spectatrice des premiers rangs résiste encore et toujours au noir total grâce à son téléphone avec lequel elle a pu capter ce moment d'exception pour pouvoir le partager sur Facebook. C'est la vie ! Trait commun du monde : ce spectateur au QI négatif, on le retrouve en Ukraine, en France, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, au Pérou, et je suis sûr qu'il y en a aussi un à Madagascar et au Liechtenstein.
C'est au tour du monument : la Troisième Symphonie de Liatochinski. Theodore Kuchar en a gravé une version de référence, et la musique est au niveau ce soir. Le premier mouvement est dense, tendu, structuré. L'« Andante con moto » emporte tout, le second thème est un moment suspendu et le finale triomphe. Liatochinski est un compositeur immense, qui souffre d'être né dans un territoire soviétique de second rang. C'est un égal de Chostakovitch, comme le prouve la densité de son œuvre globale. Le finale se termine sur une standing ovation. Face à l’agression russe, les Ukrainiens cultivent depuis quelques années un lien direct, organique avec leur musique, leur poésie, leur littérature, leurs racines. L’identité ukrainienne s’est resserrée, précisée.
Cette réaction du public n’a rien d’anodin : on vient écouter de la musique ukrainienne, longtemps reléguée au second rang sous l’URSS. L’Ukraine est aujourd’hui en pleine réécriture de son histoire et de ses narratifs, et cherche ce qu’a été vraiment l’identité musicale ukrainienne sous le joug russe depuis des siècles. Les programmateurs sont largement nationalistes : on commande massivement des œuvres nouvelles, on ressort des placards des partitions peu jouées, on reprogramme les compositeurs ukrainiens longtemps mis à l’écart.
C’est une vraie redéfinition de l’identité nationale qui se joue dans cette guerre. Une majorité russophone du pays, par exemple, n’a longtemps vu dans la culture ukrainienne qu’un folklore périphérique. On pouvait apprendre à Kiev, certes, mais c’était à Moscou qu’il fallait faire carrière ! Aujourd’hui, on ne compte plus les musiciens qui nous disent avoir remis dans leur répertoire les œuvres de Liatochinski, Révoutsky, Stankovitch, Skoryk… pour rattraper le temps perdu. Pour compenser une éducation musicale qui avait relégué les compositeurs nationaux au second plan.
Pour finir, on tirera cette leçon suprême et essentielle : 19 heures, cet horaire en vogue dans les pays de l’Est, reste l’heure parfaite pour un concert. On quitte la Philharmonie en ayant la soirée devant soi. On déambule dans la vieille ville de Lviv : une architecture polonaise durcie par la guerre. La beauté sombre et chaotique de ses églises catholiques, qui peinent à se rénover alors que les portraits des soldats tombés au combat s’entassent sur des panneaux. Les vitraux sont recouverts pour les protéger des détonations. Les bars et les restaurants sont pleins, on profite des dernières heures du jour : couvre-feu à minuit. La société ukrainienne rit, vit et fête encore. Difficilement, mais pleinement.