Chaque novembre, Bordeaux accueille le festival L'Esprit du Piano, une institution désormais bien ancrée avec cette 15e édition. Il prend place ce soir au Théâtre La Pergola, un drôle de théâtre Art déco aux murs jaunes, aux fontaines en mosaïque colorée qui encadrent la scène. Nous y retrouvons Salome Jordania plus d’un an après la très belle impression qu’elle nous avait laissée au Concours des Étoiles du Piano de Roubaix. Un Quatrième Prix qui aurait bien pu se retrouver plus haut, et le souvenir lointain d’un Concerto n° 2 de Chopin que l’on essaie de se remémorer en entrant dans la salle. Un ton aristocratique, une distinction et une hauteur de vue… Mais Salome Jordania entre en scène, avec de la musique fraîche à ajouter à notre souvenir.

La pianiste géorgienne reprend là où elle nous avait laissé : avec Chopin ! Cette fois, dans l’acoustique idéale de La Pergola. Depuis le premier balcon, légèrement sur la droite, vous êtes littéralement « dans le piano ». On profite pleinement des Variations brillantes op. 12, du Nocturne op. 15 n° 2, et d'un jeu d’une éloquence publique, évidente, opératique. L’attitude communicative de la pianiste fait un immense pas vers le public, tout comme ce son si foisonnant, clair et puissant.
Au milieu de ce programme trône une superbe Sonate-Fantaisie d'Alexandre Scriabine : la conduite du son est magnifique dans un Andante où l’on est suspendu à ces longs développements, ce foisonnement de texture et ce vrombissement intérieur. Le Presto voit se développer un chant aérien, libre, léger, qui va si bien au compositeur russe. Cette quête de légèreté culmine avec le Nocturne pour la main gauche, où les textures et les voix s’affinent encore, gagnant en liberté pour aboutir sur une musique informelle. On aura cependant quelques réserves sur le Poème satanique, qui semble hésiter entre plusieurs esthétiques. La pianiste traite l'œuvre avec tant de grandeur et de splendeur sonore, qu'elle met de côté l’hypocrisie et l’ironie du texte.
Le Prélude de Kaija Saariaho mériterait d’être plus souvent donné en concert, de même que la Ballade de la compositrice finlandaise (les deux pouvant être associés, comme l’a déjà fait Wilhem Latchoumia). Salome Jordania parvient à révéler un univers sonore d’une grande complexité, composé de résonances lointaines où le chant ne tient pas le premier rôle. Ce qui frappe ici, c’est le travail minutieux de la pianiste, celui d'un artisan sculptant le son de l’instrument. Cette vision mériterait toutefois d’être encore creusée (à l’image de Vadym Kholodenko, roi de cet exercice dans la Ballade), pour encore agrandir l’espace, trouver toujours plus de profondeur et abolir tout poids de la note.
La Valse de Ravel clôt le programme. Nous n’avions pas besoin d’une preuve supplémentaire des moyens techniques hallucinants de Salome Jordania : en voilà une tout de même. Il faut être chef d’orchestre, instrumentiste et soliste d’exception pour faire tenir l’œuvre dans cette quasi-impossible version pour piano seul. Et c'est Chicago ou Cleveland qui semble se tenir dans ce piano, dirigé avec poigne.
Le voyage de Rémi a été pris en charge par L'Esprit du Piano.