Depuis 1965, le jury du Concours Clara Haskil se réunit tous les deux ans à Vevey, sur les bords du Lac Léman, pour décerner un unique prix à un pianiste dont le jeu doit se situer dans la descendance stylistique de la grande artiste morte en 1960. Décerner ou pas... Cette année comme en 2015, aucun des finalistes n'a reçu le précieux sésame, mais Jean-Baptiste Doulcet a remporté le prix décerné par le compositeur Thierry Escaich pour la meilleure exécution de l'œuvre contemporaine – sa très ardue Etude Flash-Back, magnifique étude de rythmes et de sonorités –, bien que le jeune homme n'ait pas accédé à la finale. Ce qui pouvait être étonnant en regard de sa demi-finale marquée, certes, par une exécution hasardeuse des deux premiers mouvements de la Sonate pour violon et piano n° 10 de Beethoven, mais remarquable en raison de l'interprétation superlative de l'étude d'Escaich et de celle particulièrement intelligente, sensible, emportée, farouche, colorée, juste en chaque instant des Klavierstücke op. 116 de Brahms.

De son côté, la pianiste coréenne Hyelim Kim recevait à la fois le Prix du public et le Prix « Children's Corner »... attribué par un jury constitué de quinze jeunes enfants étudiant le piano au Conservatoire de Vevey. La jeune critique, un groupe de quinze étudiants de l'Université de Genève, a décerné son prix au Cubain Jorge Gonzalez Buajasan. Ce jeune musicien né en 1994, étudiant à Paris du Conservatoire à Rayonnement Régional et du Conservatoire National Supérieur, s'est pourtant montré sous un jour pianistique inquiétant : sa technique manque de fondations solides, il articule beaucoup et cependant son jeu n'est pas net, assez souvent brutal, en tout cas irrégulier, manquant de naturel, de pulsation rythmique, de direction dans une Sonate n° 3 de Chopin aux phrasés erratiques, marquée par quelques fautes de texte et où toute lecture polyphonique était absente. Buajasan ne s'est pas rattrapé dans le Concerto en do majeur KV 503 de Mozart, pourtant bien accompagné par Christian Zacharias dirigeant le tout jeune Orchestre du Festival de Zermatt... si jeune formation qu'il s'agissait de son premier concert public !

Tout autre est le jeune Chinois Zhu Wang. Né en 1997, il termine actuellement ses études à la Juilliard School de New York et joue déjà beaucoup en public. Il a travaillé avec Murray Perahia, Fou T'song et Robert Levin. Son jeu est soigné, nuancé à l'extrême, subtil, d'une plastique admirable, à la recherche de la pure beauté de la musique. Mais, mais, mais... peut-on jouer encore Mozart d'une façon si intériorisée, si pudique, si peu animée par ce sentiment de vitalité qui doit faire du soliste du Concerto KV 453 le héros d'une dramaturgie théâtrale ? C'est un Mozart très « porcelaine de Saxe »... Entre cette conception surannée et la manière post-Amadeus de Milos Forman, il faut trouver un chemin que ce jeune et très talentueux musicien n'a pas trouvé encore.

Ce que réussit magnifiquement Hyelim Kim. Née en 1996, elle travaille à Düsseldorf à l'École Robert Schumann. Grande, longiligne, elle a de grands bras et d'assez petites mains, une sonorité qui ne porte pas loin. Mais dans le Concerto en la majeur KV 488, elle montre néanmoins un esprit décidé qui se met à l'écoute du chef et des instruments à vent, prend une part active au propos mozartien. Cette jeune femme ne manque pas de présence scénique, dépasse d'une grande coudée les deux autres candidats lors de la finale, comme elle avait dominé la demi-finale en imposant dès la première phrase de la sonate de Beethoven un ton, une allure décidée, des phrasés intelligents et vifs, un art du récit qui faisait oublier qu'il s'agissait d'un concours. Sa Sonate n° 3 de Chopin était splendide. Le seul reproche qui aurait pu lui être fait aurait été celui fait au compositeur lui-même... de manquer de puissance. Mais l'enveloppe sonore du jeu est large, orchestrale, et l'écoute s'adapte donc vite tant la perfection musicale de l'interprétation dicte sa loi. Pour ma part, j'aurais bien décerné le Prix Haskil, tant convoité, à Hyelim Kim... sans aller jusqu'à participer à la bronca du public n'acceptant pas qu'elle parte sans.

Cette année, parallèlement à la compétition, l'Association Clara Haskil organisait du 26 au 31 août une académie dont la première édition s'est tenue à la Fondation Hindemith à Blonay, sous la direction de Michel Dalberto. L'ancien premier prix du concours en 1975 et longtemps président du jury a ainsi donné des classes de maître à des jeunes pianistes venus d'Asie, des Pays-Bas et de France, centrées sur le répertoire qui était au cœur même de celui de Clara Haskil. Était également organisée une rencontre autour de la projection sur grand écran de la version longue du Mystère de l'interprète, le magnifique film documentaire sur Haskil réalisé par le regretté Pascal Cling, Prune Jaillet et Pierre-Olivier François pour Arte : sa sortie en DVD à l'occasion du Concours s'accompagne de bonus, d'un disque compact d'enregistrements historiques inédits et d'un beau livret illustré.

****1