La dernière représentation de Rusalka à l’Opéra de Lyon fut digne d’un 1er de l’an. L’éblouissante coproduction de la Monnaie de Bruxelles et de l’Oper Graz n’a pas manqué son effet sur le public par son jeu sur le miroitement, le double, la métamorphose. L’histoire d’un être entre deux mondes est savamment agencée par une lecture à bascule, qui fait alterner le monde du jour et celui de la nuit, la terre et l’eau, le monde magique et la réalité, le pur et l’impur, la scène et la salle.
Le parti pris de la mise en scène est radical : au premier acte, la nymphe des lacs de Bohême se retrouve prostituée dans un décor urbain, la sorcière est une SDF poivrote et le maître des eaux un homme d’affaires visqueux en éternel conflit domestique (Károly Szemerédy, exemplaire). Il pleut, forcément, sur un plateau dominé par de hauts fronts d’immeubles, une bouche de métro style parisien, mais avec des injections américaines, telles le bar Lunatic style Edward Hopper et ses trois serveuses en petites robes colorées (les pétulantes fées, un régal) et de grands arbres desquels pendent des lianes comme en Caroline du Sud. Le vert est la couleur qui signale l’enracinement authentique dans l’œuvre source (c’est le cas de le dire) : vert anglais des loques de la Ježibaba, graffiti d’un monstre marin vert sur un rideau de magasin (on reconnaîtra en lui les poissons qui viendront danser dans la salle plus tard), couverture verte tendue d’un balcon. Quant à elle, Rusalka se cache sous un look aguicheur couleur crème métallisée et une perruque blonde.
Le burlesque entre vite en scène dès lors que le sérieux de la vie urbaine laisse la place à un demi-monde nocturne et déluré : aux sons des danses folkloriques, des poupées gonflables s’animent dans une vitrine de sex shop, le comptoir du bar sort dans la rue, ses tabourets jaillissent et s’enfoncent à nouveau dans la terre, la première intervention du chœur, excellente, propulse sur le plateau une horde de péripatéticiennes aux faux seins et aux énormes cuisses cellulitiques tout aussi factices.
Le petit matin signe l’entrée dans l’eau, grâce aux splendides lumières de Wolfgang Göbbel et de Stefan Herheim : elles parcourent les façades en ondulant, créant l’impression d’un monde subaquatique, les lianes étant devenues des algues, les façades étant ornementées des petites bulles d’un lac à l’aube.
Nuit, à nouveau. L’héroïne, agenouillée sur une colonne Morris, chante son air à la lune, pas moins touchant que dans une scénographie plus classique. Cet élément du décor est l’un des premiers à mettre en abyme le spectacle même, lorsqu’il affiche Rusalka à l’Opéra de Lyon, avant de se transformer en bocal. Y apparaît alors une énorme queue de poisson sous le corps de la prostituée (l’éblouissante Camilla Nylund aux graves corsés et aux aigus limpides), complétant sa nature amphibie. La Ježibaba, Janina Baechle, est une Mary Poppins dévergondée avec sa bibine et son parapluie à la pointe magique ; son timbre chaud et puissant de mezzo sied à merveille à ce rôle, qu’elle incarne aussi bien scéniquement, grâce à son talent d’actrice.
Jour. Et le monde de la magie aquatique redevient anodine vie de quartier : la sorcière se métamorphose en fleuriste habillée de vert, le bar Lunatic en Solaris, le sex shop en magasin de mode nuptiale (et encore plus tard, en boucherie). L’humour de la mise en scène s’avère à nouveau lorsqu’apparaît la version citadine du chasseur : un hippie (Roman Hoza) qui met à l’air ses plants de cannabis en fumant son joint au balcon. L’état amoureux de Rusalka (désormais rousse et muette avec son entrée au monde humain) se comprend aisément quand on entend chanter Dmytro Popov. Sa voix suave de ténor est sans faille et envoûtante par son timbre et par sa technique.