Tao Ye a fondé le Tao Dance Theater en 2008 à l’âge de 22 ans. Depuis, il a créé onze chorégraphies pour la compagnie qui a déjà tourné dans plus de 40 pays, présentant notamment 4, 5, 6 et 7 au Théâtre de la Ville en 2014 et 2015. C’est aujourd’hui La Villette qui accueille 8 & 9 dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville. Ces numéros énigmatiques choisis pour titres correspondent au nombre de danseurs sur le plateau. Ce choix mathématique dénué de toute poésie ou émotion vise bien à inviter le spectateur à contempler une danse pure et méditative où la forme prend le pas sur toute sorte de narration ou émotion.
Ce soir 9 a lieu avant 8. Les deux pièces reposent sur le « système de mouvement circulaire » pensé par Tao Ye et sont pourtant très différentes que ce soit dans la dynamique ou la structure même de la pièce.
9 est ainsi une pièce vive où les danseurs évoluent dans des pantalons amples et souples sur un sol blanc très lumineux. Les danseurs font tous des mouvements différents, éclatés, qui appartiennent néanmoins à un vocabulaire commun où le rond et la fluidité sont les maîtres mots. On retrouve des gestes communs à des instants différents chez les uns et les autres comme les lignes mélodiques d'un canon. La souplesse et la légèreté des danseurs est telle que l’on jurerait voir des poupées de chiffons se mouvoir dans l’espace. La qualité des corps est fascinante : ondulant en permanence, les dos semblent dénués de colonne vertébrale et les corps apparaissent comme en apesanteur tant ils imitent un aspect liquide du corps humain. Cette utilisation totale de tout le corps est exceptionnelle ; notons les visages complètement fermés et non expressifs de tous les danseurs qui, concentrés sur l’exécution des mouvements, semblent tous vêtus d’un masque neutre. Cela crée une homogénéité des corps stupéfiante, accentuée par la coiffure commune de tous les danseurs aux cheveux noirs très courts. Le groupe est uni par la musique vocale vibrante qui paraît définir la vitesse et le rythme des mouvements. Si le principe de partition dansée individuelle rappelle Merce Cunningham, le style des mouvements évoque ici beaucoup ceux de Trisha Brown par la qualité fluide et le minimalisme émotionnel. La performance des danseurs est impressionnante jusque dans les saluts des neuf protagonistes, parfaitement synchronisés, avec toujours une concentration stupéfiante.
Après un court entracte, le rideau se lève sur huit danseurs allongés, pieds face à nous, en ligne au bord de la scène. Vêtus de combinaisons moulantes grises, les danseurs ne quittent pas le sol de la pièce, formant essentiellement des ondulations du dos et des mouvements minimalistes des pieds. L’œuvre appelle une contemplation totale, une méditation. La lumière éclaire les corps et les suit progressivement lorsqu’ils glissent petit à petit, en rythme, et toujours en ligne, vers le fond de scène. Là encore, le corps est mis au centre de la pièce et les visages sont éclipsés, si bien qu’il nous semblerait presque ne plus voir uniquement des formes et des couleurs bouger doucement. Les danseurs séparés par des distances égales semblent reliés les uns aux autres par un fil imaginaire tels des petits joueurs de baby-foot. Cette symétrie est impressionnante tout autant que lassante car elle reflète l’aspect prévisible de cette pièce ultra répétitive. Des soupirs se font entendre dans la salle lorsque le public comprend que les danseurs arrivés en fond de scène vont revenir au premier plan dans la même lenteur et la même précision. Les mouvements effectués fonctionnent néanmoins par subtile accumulation : plus la pièce avance, plus le corps est mis en mouvement. Un genou levé ou un mouvement de tête s’ajoute, formant une gradation du mouvement. La chorégraphie est si minimaliste et répétitive que la monotonie apparaît forcément mais c’est justement ce qui nous permet de baigner dans cette harmonie méditative que l’action ne pourrait créer. Bien que l’ennui soit volontaire dans 8, 9 présentait cependant indéniablement un intérêt chorégraphique bien plus abouti et une qualité de mouvements plus singulière.
9 propose ainsi une énergie très yang et une activité des corps impressionnante, quand 8 à l’opposé est symbole du yin, éloge de la lenteur et de l’inaction. Si 9 présente une chorégraphie riche et originale qui a suscité davantage d'applaudissements, 8 peut décevoir par la pauvreté du mouvement mais parvient pourtant beaucoup plus à créer une transe. Devant 8, le spectateur est obligé de dépasser ses pensées linéaires pour se laisser bercer par ces répétitions. La musique abstraite et froide contribue également à célébrer le dépouillement du spectacle, ce qui est encore très rare en Occident aujourd’hui. Si ce concept de pièce cyclique, répétitive et lente proposé dans 8 n’est pas inintéressant et porte une réelle atmosphère méditative, il présente cependant beaucoup de limites : jusqu’où la danse peut-elle se renouveler avec si peu de mouvements, d’énergie et de liberté individuelle ?