La compagnie co-fondée par Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault il y a un peu plus de 20 ans porte bien son nom : le Théâtre du Corps correspond à une esthétique toute particulière qui fait s’entremêler la danse et d’autres disciplines, l’art dramatique notamment, mais pas uniquement – la littérature, la poésie, l’Histoire, les arts visuels… Il y a en outre une volonté de ne pas enfermer les danseurs-acteurs dans une partition chorégraphique figée, mais plutôt de laisser place à une partie d’improvisation, espace de liberté qui vise à enrichir le propos en invitant les interprètes à s’approprier activement leur rôle plutôt que simplement exécuter des pas sans y mettre d’intention ou d’intériorité. Si ce principe créatif sous-tend l’ensemble du travail artistique mené par le duo, chacune de leurs pièces prend sa source dans un univers culturel pré-existant d’où découlent des thématiques ou une grammaire qui vont venir orienter la manière dont la narration va s’épanouir.

<i>Dans la solitude des champs de coton</i> par le Théâtre du Corps &copy; Pascal Elliott
Dans la solitude des champs de coton par le Théâtre du Corps
© Pascal Elliott

En ce dernier week-end d’octobre 2025, dans la salle souterraine Boris Vian de la Grande Halle de la Villette, deux interprètes de la compagnie incarnent les personnages de la pièce de Bernard-Marie Koltès Dans la solitude des champs de coton, qui peut être résumée en quelques mots : un homme (le « dealer ») entre en interaction avec un autre homme (le « client »), et ces deux individus par nature méfiants l’un envers l’autre échangent verbalement au sujet de l’éventuelle transaction qui pourrait les relier hypothétiquement – et dont l’objet exact restera toujours obscur. Ainsi, il s’agit d’une histoire à la fois succincte pour ce qui est de son contenu, et complexe en creux puisqu’elle contient beaucoup d’implicite, quelque chose de l’ordre de l’abstrait ou du métaphorique, et notamment une indéniable tension énergétique tapie dans les mots qui se métamorphose en véritable terreau fertile dans le cadre d’une adaptation dansée.

Le client est interprété par Julien Derouault lui-même, face à Dexter (de son vrai nom Pierre-Claver Belleka) en dealer. Leurs corps parlent autant que leurs visages : lorsqu’une réplique de leur personnage se fait entendre, ils se mettent en mouvement dans une sorte de réplication mimée de ce qu’ils énoncent, pas de manière littérale cependant, plus comme une transcription émotionnelle qui inclut justement tout ce qui n’est pas dit au travers du sens immédiatement compréhensible des phrases.

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Dans la solitude des champs de coton par le Théâtre du Corps
© Pascal Elliott

Leurs physiques et leurs individualités sont volontairement très différents, presque à l’opposé ; l’un est frêle, vif et nerveux, précis sans être assuré, tandis que l’autre se présente au public avec une grande aisance, une sensualité assumée et des gestes larges et enveloppants. Le client fuit, à l’inverse du vendeur qui cherche à séduire. Ce qui les rassemble, c’est leur neutralité vestimentaire, à savoir un costume-cravate qui symbolise la nature de la relation, purement professionnelle… en théorie. Car le mot désir, comme le rappellent les chorégraphes, est celui qui est le plus employé dans le texte. Il y a donc une co-dépendance entre ces deux êtres dans cette situation, une attraction produite par l’autre en complément de la défiance affichée.

L’implacable virtuosité des deux danseurs semble s’amplifier à mesure que les interactions deviennent plus énervées, plus franches, plus violentes. De la musique surgit par bribes, venant exacerber tel rapport de force ou telle tonalité de voix. La progression du lien entre les deux hommes est également exprimée à travers la lumière, parfois ciblée sur celui qui domine, parfois les séparant au moyen de lasers très stylisés.

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Dans la solitude des champs de coton par le Théâtre du Corps
© Pascal Elliott

Bien que le spectacle soit construit intelligemment et avec soin, il manque paradoxalement de force parce que le texte envahit trop la dimension vivante de la performance. Dès qu’un moment de danse à deux (sur de la musique, sans texte) intervient, c’est un saisissement bienvenu, un élan qui rend concret tout le ressentiment emmagasiné dans le dialogue ; mais la dynamique retombe aussitôt, ces séquences ne durant jamais plus de quelques secondes et se trouvant interrompues par un brutal retour au texte. La tension n’apparaît que par fractions qui s’avèrent trop parcellaires pour marquer véritablement. Dommage car tous les ingrédients étaient réunis pour permettre une battle d’exception…

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