Une fois n’est pas coutume, c’est au Théâtre du Jeu de Paume que le Festival d’Aix-en-Provence réserve ses plus belles soirées. Hier, on est sorti rincé et émerveillé par The Story of Billy Budd, Sailor, d’après l’opéra éponyme de Benjamin Britten, 1h40 de brumes et d’embruns, de jalousies, de concupiscence et de ressacs émotionnels. Grâce à l’habitué du festival Ted Huffman (qui retrouve ici le Jeu de Paume après son incomparable Couronnement de Poppée en 2022) et à Oliver Leith qui signe un bijou d’adaptation musicale, c’est un manifeste de l’opéra de demain qui nous est proposé.

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The Story of Billy Budd, Sailor au Festival d'Aix
© Jean-Louis Fernandez

Tout commence comme un conte lorsque dans le prologue Christopher Sokolowski entre en scène, met en mouvement une douille qui pend depuis le plafond et face à nous, affirme avec conviction « je suis un vieil homme ». Le chanteur est jeune, et pourtant on le croit. C’est cela le théâtre, et c’est précisément sur cette base-là que Huffman construit sa mise en scène, dans une direction d’acteur extrêmement nourrie et active, qui ne se focalise que sur l’essentiel, et faite sans cesse de « on dira que tu es… » implicites. Ce qui permet aux chanteurs de camper chacun deux personnages – excepté le Billy Budd de Ian Rucker – et d’être en off assis sur les côtés quand ils ne sont pas impliqués, disponibles à l’avancement de la fiction. Face à nous, des praticables figurent un bateau, unique scène de tout un drame ; une voile levée en arrière-plan au-dessus des quatre musiciens ; une lumière de rampe bleutée éclaire l’ensemble, comme un aquarium, déréalisant le récit. On s’imagine tout avec très peu d’éléments, une table, deux chaises, une perruque : less is more et less is beautiful.

Car ce qui se joue là est prodigieux. Prenant appui sur la version en deux actes de 1964, toute l’action est resserrée autour de l’intimité du beau Billy Budd face à son destin : c’est Billy Budd et le novice, puis Billy Budd face au capitaine Claggart, et enfin Billy Budd face au commandant Vere. Huffman a l’habileté de légèrement forcer le trait sur l’histoire d’amour entre les premiers, rendant ainsi très concret un désir frustré chez Claggart qui suscite logiquement sa violence, pour relancer la soif de pouvoir couplée à la lâcheté du commandant Vere, et finir par la pendaison de Budd pour une mutinerie qu’il n’a pas fomentée. Par-delà bien et mal, c’est implacable et cela nous tient à la gorge.

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The Story of Billy Budd, Sailor au Festival d'Aix
© Jean-Louis Fernandez

L’homosexualité légèrement relevée – topos dans l’œuvre entière de Britten – nous amène presque dans le Fassbinder de Querelle, en plus soft, questionnant avec finesse la dimension érotique de l’imaginaire des marins. Mais à la différence du réalisateur allemand, tout est ici suggéré, à un baiser près entre les deux jeunes amants, qui a la puissance d’une déflagration de désir. En arrière-fond, la Déclaration des Droits de l’homme — les fameuses « idées françaises » — contre lesquelles l’establishment anglais se bat au moment de l’action, en 1797.

Le chœur de marins et d’officiers (six chanteurs pour onze personnages donc) qui porte ce drame est juste exceptionnel. Ian Rucker est un chérubin à la voix d’ange tombé du ciel, « sans parents, sans adresse », allégorie contemporaine des « sans dents » s’il en est. Joshua Bloom est un docteur Jekyll et mister Hyde confondant dans le double rôle de l’ami Dansker et du terrible John Claggart. Son parler-chanter est glaçant en Claggart : il faut l’entendre prononcer « Billy Budd » entre ses dents ! Christopher Sokolowski est tout aussi terrifiant d’impuissance, de lâcheté et de soif du pouvoir en commandant Vere, de sa voix haute et perçante. Son air à l’acte II fait l’effet du satanique « Te Deum » de Scarpia dans Tosca ou du « Credo » de Iago dans Otello, ici avec quatre instruments !

<i>The Story of Billy Budd, Sailor</i> au Festival d'Aix &copy; Jean-Louis Fernandez
The Story of Billy Budd, Sailor au Festival d'Aix
© Jean-Louis Fernandez

Tout cela tient aussi grâce à l’adaptation musicale qui modifie fondamentalement la partition originelle. C’est un chef-d’œuvre minimaliste, oscillant entre l’impression à certains moments d’écouter l’œuvre originale sous l’eau, avec ces oscillations sonores caractéristiques, sorte de négatif photographique de la partition de Britten, réduction à l’os, où l’on gagne en contraste ce que l’on perd en couleur. À d’autres moments, c’est l’impression d’entendre une musique de la côte ouest américaine des années 1980, faite de sons de synthétiseur tenus, ou de notes graves au piano classique, le tout repris en sonorisation. Tout devient hypnotique et aquatique, comme dans un rêve, augmentant la perte de repères, la sensation de vertige, et les différents processus de mise en abyme : « je vois flou, je dois rêver » nous dit Budd la dernière nuit irréelle et sublime avant sa mort.

Un très grand moment d’opéra dont on se souviendra encore longtemps, et qui constitue en tous points l’antithèse absolue du Don Giovanni qui ouvrait le festival.

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