Thaïs de Massenet, l’un des joyaux de l’opéra romantique français, sort depuis quelques années d’un certain oubli, comme en témoigne brillamment la fabuleuse production de Stefano Poda en ouverture de saison 2025/26 de l’Opéra National du Capitole de Toulouse.

Faisant son entrée en France, cette mise en scène créée en 2008 au Regio de Turin est d’une cohérence dramaturgique et d’une perfection visuelle à couper le souffle. Nous assistons à un fascinant cérémonial sacré où s’inscrit la rencontre de deux itinéraires existentiels et spirituels contraires : en Égypte, aux premiers temps du christianisme, la conversion à la foi de la courtisane Thaïs et la chute du moine Athanaël, tenaillé par un amour qui finira par le submerger.
Par sa somptueuse beauté plastique intemporelle et raffinée, la scénographie contribue puissamment à la magie de ce spectacle. Au sein d’un grandiose décor blanc, les protagonistes évoluent dans une gestuelle stylisée avec des entrées et sorties d’une inexorable et puissante lenteur qui nous plonge dans une fascination quasi hypnotique. Le ton est donné dès la première image, poignante : un Christ en croix est hissé depuis le sol jusqu’à la verticale, avec à ses pieds une quinzaine de personnes implorantes et quasiment nues. Tel un chœur antique muet, ce groupe représente de façon très physique et dans des gestes lents et intenses une humanité aux prises avec des passions contraires.
L’acte II s’ouvre sur le boudoir de Thaïs, représenté par un immense mur blanc orné des attributs de sa beauté : yeux, oreilles, seins, fesses, et où se font jour son angoisse devant sa solitude, la perspective du déclin futur de sa splendeur et le désir d’une vie éternelle. L’arrivée d’Athanaël et la force de sa proposition de rédemption par la foi vont la bouleverser, et lors de la célèbre méditation pour violon et orchestre, sa conversion est symbolisée par la descente des cintres d’une vingtaine de statues enserrées dans un filet, métaphore des liens qui enferment. L’acceptation de sa finitude sera magnifiquement incarnée par l’apparition troublante d’une femme enceinte et d’un sablier géant.
À l’acte III, la traversée du désert de Thaïs et Athanaël est accompagnée par des mains ouvertes et implorantes qui crèvent le décor blanc. L'ultime duo de l'ouvrage, au couvent où Thaïs va rendre son dernier soupir, est d'autant plus déchirant que les interprètes sont de tout premier ordre. Prenant la suite d’autres immenses sopranos américaines qui se sont illustrées dans le rôle-titre (telles que la créatrice de l’œuvre Sibyl Sanderson en 1894), Rachel Willis-Sørensen s’affirme comme une grande Thaïs. Sa musicalité et sa fantastique technique lui permettent de gérer un ambitus large et de projeter des aigus puissants et stratosphériques, le tout avec une belle maîtrise de la prosodie française. Mais son soprano dramatique parait parfois un peu trop généreux pour un rôle où l’on pourrait imaginer davantage de fragilité.
Quant au baryton grec Tassis Christoyannis, il est lui tout simplement formidable, grâce à son timbre de bronze, sa projection et son style impeccables, sa maîtrise parfaite de la langue française. Mais sa prise de rôle va au-delà : comme il l’a déclaré dans un entretien récent, « je ne chante pas Athanaël, je suis Athanaël ». Membre de l’église orthodoxe grecque, il s’identifie profondément à son personnage, à ses tourments humains et spirituels, et parvient à nous les communiquer avec un naturel captivant. Dans le rôle important et exposé de Nicias, le ténor français Jean-François Borras est comme toujours magnifique vocalement et théâtralement, et l’ensemble des seconds rôles est impeccable.
Grand connaisseur et amoureux de ce si riche répertoire romantique français, Hervé Niquet propose une direction musicale équilibrée et raffinée, mais peut-être un peu trop retenue dans les passages dramatiques. Le Chœur et l’Orchestre National du Capitole de Toulouse sont toutefois somptueux de couleurs et de poésie, très à l’aise dans la subtile alchimie de la magnifique musique de Massenet, qui à elle seule est un protagoniste déterminant du drame.