Quelques têtes émergent du paradis pour apercevoir la scène. Que les musiciens de l'Orchestre National de France et leur directeur musical Cristian Măcelaru ne nous en veulent pas : c'est pour Evgeny Kissin que le public remplit ce soir le Théâtre des Champs-Élysées. C'était si prévisible qu'il aurait fallu en profiter pour programmer une autre œuvre que la Symphonie n° 5 de Prokofiev entendue plusieurs fois à la Philharmonie ces toutes dernières saisons. Tenez par exemple, la troisième des sept symphonies du compositeur russe. Créée à Paris en 1928 par Pierre Monteux, elle est tirée de l'opéra L'Ange de feu – créé lui aussi en français à Paris, en 1954, de façon posthume – et fut enregistrée par le National en première mondiale en 1956.

Surtout, n'aurait-on pas pu faire un effort d'imagination en programmant par exemple un des grands Villa-Lobos, compositeur qui coulait dans les veines du National quand ceux qui établissaient les saisons avaient un dictionnaire de la musique dont 90% des pages n'avaient pas encore été arrachées ? Il faudrait donner le génial ballet Uirapuru, pendant brésilien de L'Oiseau de feu de Stravinsky... ou la Symphonie n° 3 de Georges Enesco que Măcelaru et les musiciens du National viennent de jouer au Festival Enesco de Bucarest et dont les Parisiens ont été privés. L'effectif est peut-être trop important pour le plateau du TCE ? Qu'on se pousse un peu : on y a donné des œuvres monumentales avec grand choeur et solistes vocaux...
Kissin entre en scène. On ne souvenait pas qu'il était si grand ! Le « Rach 3 » commence par une simple mélodie qu'un apprenti pianiste pourrait jouer, et c'est de cet énoncé à la simplicité d'eau de source que tout va naître dans un de ces développements organiques dont Rachmaninov est maître. Concerto très difficile pianistiquement dont Kissin devrait faire une bouchée, mais qu'il prend dans un tempo lentissime, faisant un sort à chaque note, ralentissant, nuançant avec une sentimentalité étrangère à l'ascète, au puritain Rachmaninov. Il brise en morceaux cette phrase.
Et il en ira ainsi de tout le premier mouvement que le pianiste déstructure, aboyant des phrases brisées par des accents incongrus, alternant avec des sons inaudibles, des phrases décomposées en cellules qui ne forment pas un discours faute d'avoir la moindre pulsation, et des rallentendos qui rendent Kissin très difficile à accompagner, malgré les efforts admirables d'abnégation du chef qui va vers un soliste qui a du mal à faire le chemin inverse. Le deuxième mouvement, comme le finale, ne verra d'ailleurs pas Kissin regarder plus loin que ses mains sur le clavier. Jusqu'à la coda qui ne nous épargnera qu'à peine ce mauvais goût effroyable qui rend emphatiques les dernières pages avec des « arrêts sur accords », les bras en l'air, ridicules.
Si l'on se perd en expectatives sur la façon dont Chopin et Liszt jouaient leur musique, on a la chance dans le cas de Rachmaninov de disposer d'un enregistrement magistral et exaltant de ce concerto, avec l'Orchestre de Philadelphie et Eugène Ormandy qui est un complément capital de la partition imprimée... Le compositeur joue près de deux fois plus vite l'énoncé du thème et imprime une pulsation irrésistible qui pousse la musique vers sa résolution. Et bien sûr, il accélère dans les dernières pages. Il y a trente ans, Kissin a enregistré en public ce concerto avec Seiji Ozawa et l'Orchestre symphonique de Boston : ce soir, il amplifie jusqu'à la caricature ce qui s'y faisait déjà un peu jour. Deux bis annoncés d'une voix explosive seront joués de la même façon. Ces valses de Tchaïkovski et de Chopin n'avaient pourtant rien fait à Kissin pour qu'il alterne ainsi paires de claques et minauderies consolatrices.
La Symphonie n° 5 de Prokofiev ? Alors là... bravo ! Dirigée de façon concentrée, sans complaisance, elle nous ferait presque oublier nos réticences. Les bois clairs et vifs, perçants même parfois y sont un régal... Pas rondes et denses comme celles des Berliner entendues dans la même symphonie à la Philharmonie dans une lecture vainement bodybuildée de Yannick Nézet-Seguin, les cordes du National ont en revanche une rudesse, un tranchant, des attaques qui donnent une vie et du sens à cette Cadillac soviétique dont les chromes deviennent d'un coup moins factices et dont l'optimisme du finale a des allures de cataclysme souterrain troublant, jusqu'aux derniers accords. C'est dire ce que Măcelaru et son orchestre auraient pu faire dans une œuvre qui en vaut vraiment la peine.