Radio France n'a pas oublié que ce 25 octobre on célèbre le bicentenaire de la naissance du « roi de la valse », le plus illustre représentant de la dynastie Strauss, Johann le fils. C'est pourquoi l'Orchestre National de France a programmé toute une seconde partie de concert vouée à cet hommage, sous la baguette d'un expert, Manfred Honeck, longtemps violoniste aux Wiener Philharmoniker. Exprimons d'emblée un regret quant à la brièveté de cet hommage : une ouverture d'opérette, une seule grande valse et quelques polkas, c'est un peu chiche. Ceux qui attendaient, comme à Vienne le 1er janvier, Le Beau Danube bleu en auront été pour leurs frais. Mais ne boudons pas notre plaisir pour ce que nous avons entendu. La clé de cette musique d'apparence si facile et charmante n'est pas donnée à tout le monde, d'illustres baguettes ne l'ont pas trouvée. Ce soir, au contraire, Manfred Honeck et le National vont faire mieux qu'honorer un compositeur que tous ses contemporains révéraient, de Wagner à Brahms en passant par Offenbach.

Dès la mise en jambes que constitue l'ouverture de Suppé Cavalerie légère, Manfred Honeck sait comment conduire le National, lui donner l'allure fringante des cavaliers de la Haute école espagnole de la Hofburg. C'est encore un peu raide, contraint même, mais le couple chef-musiciens fonctionne à plein, et ce sera précieux pour la seconde partie. D'ailleurs on se demandera plus d'une fois si Manfred Honeck n'est pas un clone avoué ou involontaire du grand Carlos Kleiber, qui dirigeait en 1989 et en 1992 deux concerts du Nouvel an à Vienne restés insurpassés, et qu'il a eu tout loisir d'observer avant de quitter les rangs des Wiener Philharmoniker en 1991. Est-ce un hasard si la gestique si expressive (la main gauche !) de Manfred Honeck, cette manière d'embrasser littéralement l'orchestre, semblent reproduire l'art de son aîné ? On sera très troublé ce soir par la seule œuvre qui n'est pas de Johann mais de son frère Josef, la polka-mazurka Die Libelle dont les premières mesures sont censées reproduire les imperceptibles battements d'ailes d'une libellule au-dessus d'une eau plane. Honeck retrouve avec le National l'extraordinaire magie qu'infusait Kleiber, avec les mêmes gestes, la même élégance.
On sait la fascination qu'exerçait la musique des tziganes de Hongrie sur tous les compositeurs viennois, notamment à la suite du couronnement de Sissi comme reine de Hongrie en 1867 ; Le Baron tzigane (1885) en est un bel exemple. L'ouverture de l'opérette fait la part belle à ce qui doit paraître comme une libre improvisation dans l'expression de ses thèmes et exige de ses interprètes une cohésion, une respiration commune imparables. Honeck et le National relèvent le défi comme si cette musique leur coulait dans les veines. Il en sera de même avec la polka rapide Éljen a Magyar! (Vive la Hongrie !).
La réussite de la Kaiserwalzer nous fera regretter de ne pas entendre au moins une autre des fameuses valses de Johann Strauss. Honeck ménage à merveille les transitions de ce qui est à vrai dire une suite de valses qui débute par une marche impériale et nous entraine dans d'irrésistibles voluptés. Le National est alors plus viennois que nature et le plaisir des musiciens y est manifeste.
Les autres œuvres sont plus anecdotiques, au sens premier du terme : Im Krapfenwaldl avec ses coucous et merles de la forêt viennoise, Auf der Jagd avec ses faux coups de fusil... Quant à Sous le tonnerre et les éclairs, qu'on a l'habitude de donner au deuxième acte de La Chauve-Souris, elle est enlevée avec autant de panache que de virtuosité, mais les effets visuels censés l'accompagner restent en rade. Le public applaudira longuement pour espérer quelques « encores ». Ce sera finalement un seul bis... et de Josef Strauss, la spectaculaire Feuerfest Polka qui convoque à l'avant-scène une vraie enclume.
En première partie, le Concerto pour violon de Korngold n'avait pas vraiment sa place dans un concert dédié à Johann Strauss, hors le fait que son auteur est né à Vienne et y a connu ses premiers triomphes de compositeur prodige. Mais Korngold, chassé par le nazisme, fera l'essentiel de sa carrière à Los Angeles pour les grands studios d'Hollywood. C'est là qu'il rencontrera Jascha Heifetz qui créera en 1947 à Saint-Louis son Concerto pour violon esquissé dès 1937. En trois mouvements intensément lyriques, le violon de María Dueñas peut se mettre en évidence, généreux, radieux, parfois à fleur d'archet. La jeune violoniste espagnole s'impose par une sonorité qui nous captive, une technique qui nous éblouit, et plus encore par une personnalité qui nous subjugue par sa lumineuse simplicité, le rayonnement d'un jeu qui transcende la difficulté avec un naturel confondant. Elle est la vraie révélation de la soirée !