Le dernier accord joué, on ne tient pas à écouter les bis que Lucas Debargue ne va pas manquer de donner pour une salle qui l'acclame autant qu'elle aura été bruyante, pendant les deux parties d'un récital ponctué de raclements de gorge, d'objets qui tombent, irrespect culminant avec quarante-cinq secondes d'un échange téléphonique si bruyant que des membres du parterre se retournaient pour en chercher l'origine.
Sur scène, le pianiste aura continué de jouer, dans son monde. Un monde qui ne nous aura pas davantage convaincu que lors d'un précédent récital à la Philharmonie. Mais bonne nouvelle, le grand piano Stephen Paulello nous a paru bien plus équilibré, comme si le pianiste l'avait apprivoisé et comme si son facteur avait dominé sa création dont il peaufine les réglages à mesure que de nombreux pianistes le jouent dans des salles d'acoustiques différentes. Ces allers-retours musiciens-facteurs ont été tout au long du XIXe siècle le moteur de l'amélioration continue de la facture instrumentale.
Cependant, cet Opus 102, nom de ce modèle, n'a toujours « pas » de basses et, dans Fauré qui ouvre le récital, c'est un problème aggravé par le fait que Debargue, pourtant compositeur lui-même, n'a pas de main gauche, comme on dit. Or Fauré est un grand contrapuntiste et un harmoniste singulier et génial. On ne comprend rien à ce que fait le pianiste dans les Préludes op. 103, dont il commence le premier à un tempo si lent, en le phrasant d'une façon si indolente qu'il nous perd. Dans son enregistrement passionnant de la musique pour piano de Fauré (Sony), Debargue le joue d'une façon autrement plus virile et décidée. Ce soir, et cela va gâter les neufs préludes, il cherche un climat intime qu'il veut a priori imposer à des pièces dont justement le caractère s'impose tout seul, quand elles sont jouées comme Fauré le demande. Et surtout pas « sous l'abat-jour » comme il détestait l'être et comme le fait le pianiste qui baisse en plus la lumière. Le deuxième est désarticulé et l'on peine à suivre. Celui en sol mineur retombe sans cesse, faute d'être phrasé et articulé et aussi en raison d'un tempo qui paraît d'autant plus indolent que le jeu de Debargue manque de pulsation rythmique, bouge et est plein de trous sonores.

Cette entrée en matière déconcertante se confirme dans une Sonate op. 90 de Beethoven sans direction, coupée en petits bouts. Et dans un Scherzo n° 4 de Chopin dans lequel le pianiste expose des lacunes pianistiques et rythmiques étonnantes pour un musicien de ce calibre. Il a des doigts et ils courent vite sur le clavier, mais ils volent imprécis sur les touches et les accords sont fluets. Ce chef-d’œuvre, apparemment, ne lui fait pas assez peur pour qu'il ne le joue pas en courant après on ne sait quoi, tant le discours se dilue dans une absence d'éloquence qu'un petit trou de mémoire confirme : est-ce la tête du pianiste qui commande ou les doigts la précèdent-elle ?
La seconde partie d'un programme admirablement bien composé commence par le Thème et variations op. 73 de Fauré. Là encore, l'absence de grave du piano déséquilibre le thème qui doit sonner avec la plénitude d'un quatuor à cordes auquel manque ici le violoncelle. Remarquable première variation, sereine et admirablement dosée. Patatras !, la deuxième retourne à un jeu capricieux et bringuebalant. Debargue réussira mieux les variations lentes, sans pour autant convaincre.
Vient la Sonate op. 27 n° 2 « au Clair de lune ». Beethoven a écrit un C barré dans l'armure de l'Adagio sostenuto introductif, pour lui donner une pulsation et éviter qu'il ne soit joué trop lentement à quatre temps... Debargue choisit la mauvaise option, mais pour le coup rend magnifiquement justice au piano, car la nuance piano domine largement et les basses discrètes font que les octaves de la main gauche n'écrasent ni les arpèges de la main droite ni la mélodie du dessus qui néanmoins est trop timbrée. Mais quand le finale arrive, la ferraille se réveille et ces accents verticaux et brutaux font rentrer la tête dans les épaules.
Pour finir, la Ballade op. 47 de Chopin. Autant de chichis, d'afféteries dans la première page ne sont pas possibles. Dans la seconde partie, le développement si tendu de cette ballade se dilue avec son irrésistible rythme de cheval au galop qui devrait conduire jusqu'à sa grandiose péroraison, si tant est que le pianiste ne joue pas dans l'instant comme ébaubi par une vélocité pourtant bien fragile.