Le Musée du Louvre-Lens est encore plus beau quand ses hauts murs lisses de verre blanc et d'aluminium argenté se confondent avec un ciel gris comme celui de ce premier jour du Festival Muse&Piano qui fête ses cinq années en ce dernier week-end de septembre. Il a quelque chose d'une grande île ce musée, d'une terre qui serait posée un peu à l'écart de la ville, au milieu d'un parc qui ne ressemble pas à un parc, grande étendue de béton percée de flaques dont la taille va d'une feuille de papier à quelques centaines de mètres carrés, emplies de petits cailloux noirs ou colonisées par ces plantes sauvages qui croissent sur les anciens terrils qu'on aperçoit au loin en cette terre de mineurs, association quasi minérale de feuillages grisâtres et bleutés, d'herbes, d'euphorbes, de sauges de Jérusalem et de cistes, plantes de garrigue dont on se demande comment elles ont pu arriver en ces terres du Pas-de-Calais, sinon que les oiseaux emportent au loin leurs graines. Quel symbole de quitter la ville, ses rues et ses maisons de briques pour cheminer parmi ces îlots de nature, miroir inversé de cette fameuse Galerie du temps dont le parcours fait naviguer d'îlot en îlot depuis les bords de la Méditerranée vers notre époque parmi les œuvres et les civilisations.
À peine arrivé, tout de suite installé dans une des bulles de verre du grand hall du musée pour écouter Florian Noack qui à 16 heures donne le premier récital de la journée. L'une des – nombreuses – particularités de ce festival est que les pianistes présentent les œuvres qu'ils vont jouer après avoir été eux-mêmes présentés par Rodolphe Bruneau-Boulmier. Rien de solennel, rien de professoral non, rien de long non plus. Alors Noack présente une sonate inachevée de Schubert, expliquant en quelques phrases les raisons qui font que Schubert a laissé beaucoup de pièces sans aller au bout. Et le voici qui se lance dans la Sonate D. 571 avec une candeur, une simplicité de diction bienfaisantes : il fait de la musique devant nous sans s'interposer entre le texte et le public suspendu à son jeu. Comme ce récital a pour titre « Par les mers, avec les rêves », Noack joue ensuite une des transcriptions-arrangements dont il s'est fait une spécialité. Sa Shéhérazade de Rimski-Korsakov est rutilante de couleurs, virtuosissime mais sans effets de manches, bien dans la manière de ce pianiste qui est un cerveau et un cœur avec des doigts au bout.
On a à peine le temps de souffler que le public a déjà rendez-vous devant un panneau installé dans le Hall du musée pour être conduit à un autre récital, dans un endroit tenu secret vers lequel nous seront conduits par un guide... Et quel lieu ! Appelé le « quai des œuvres » pour l'occasion, c'est une « grotte » souterraine aux très hauts murs de béton, au plafond de laquelle d'énormes tuyauteries sont accrochées, lieu fermé par de grandes portes. Quelques dizaines de chaises ont été installées face au Yamaha qui attend Sélim Mazari dont le programme du récital Beethoven est placé sous le signe de l'« Hymne à la nuit ». Il affiche complet lui aussi, mais nous ne sommes pas très nombreux : le festival a pu se tenir car des règles de sécurité sanitaire très strictes ont été imposées au Musée par la préfecture : masque obligatoire et distanciation sociale imposée et pas plus d'une personne pour quatre mètres carrés. Au programme les Bagatelles op. 33 et la Sonate op. 110 de Beethoven. Des premières, Mazari donne une interprétation engagée, pleine de vie, de couleurs et respectant le caractère étrange de cette musique qu'il a si bien présentée, juste avant de se mettre au piano. Dans une acoustique qui rend les graves un peu démesurés, la Sonate n° 31 du compositeur perdra de sa lisibilité, de cette tendresse et de ses meurtrissures dont Mazari avait si bien parlé avant de la jouer.
On sort de l'antre du musée pour rejoindre la Galerie du temps où Gaspard Dehaene donne un récital Chopin tout aussi gratuit que l'est la visite de cette partie du musée pendant qu'Anne Queffélec donne un récital Beethoven dans la grande salle. Chopin impeccablement stylisé, dont les mazurkas pourraient peut-être claquer un peu plus du talon, être plus incarnées, plus timbrées mais dont on est heureux qu'elles ne soient pas noyées dans une sentimentalité qui leur est étrangère. Puis vient la Ballade n° 4 et là, le son s'ouvre d'un coup, le chant se déploie, les épisodes s'enchainent avec l'évidence de l'élu qui de cette œuvre a tout compris. Et ils ne sont pas légions.
On court écouter Queffélec qui donnera ce soir deux fois les Sonates « Clair de lune » et Opus 111 de Beethoven pour satisfaire toutes les demandes de billets. Que dire sinon qu'une fois encore cette pianiste toute de concentration, d'énergie pure, dont les trilles jaillissent de la dernière sonate de Beethoven, rayonne d'une lumière intérieure inextinguible, a un jeu minéral dont l'intensité suffocante se confond avec le propos d'un compositeur qui s'adresse à l'humanité : « Cela doit-il être ? Cela doit être ! » Vivement demain !