Aller écouter et voir la Cappella Mediterranea et son chef Leonardo García-Alarcón à la toute rénovée Cité Bleue à Genève, c’est s’offrir la garantie d’être là où la musique se crée, s’invente et se réinvente. C’est être à l’endroit de la création, tout simplement. Une idée guide ce concert, et le chef nous l’expose dans une intervention au début, mêlant avec précision du détail et humour, souvenirs d’enfance et faits biographiques : faire se rencontrer Bach et Haendel dans une forme dialoguée d'« Opus Infinitum ».

C’est peut-être là que réside tout le brio du programme. Plus qu’un patchwork ou un florilège, il s’agit bel et bien d’un dialogue, un face à face entre les deux maîtres, selon douze thématiques qui rythment la soirée : « stile antico », « style symphonicus », « style gravis », etc. Toute une palette émotive où l’on oscille, parfois même à quelques mesures près, d’une pâte à l’autre. García-Alarcón, avec malice, nous indique au début du concert, face à un orchestre symétrique, que les bois à jardin joueront du Bach et ceux à cour joueront du Haendel. Il nous indique aussi que l’expérience promet d’être déroutante pour certains. Car de la même manière qu’il arrive plus souvent qu’annoncé que les pupitres des bois soient au four et au moulin, il s’avère aussi très souvent nécessaire de regarder le programme pour savoir quoi est à qui. L’exercice demande d’ailleurs un certain temps d’acclimatation et ce n’est qu’au fur et à mesure du concert qu’on goutte progressivement toutes les subtilités de la rencontre.
Et l’on découvre – oui découvre – deux génies en proximité absolue de pensée et d’époque, et souvent de style aussi. De prime abord, Haendel est l’Italien, chantant et rond, dans la ligne mélodique et plus léger que Bach, l’Allemand métrique et profond, architecturé et vertical. C’est un poncif de l’histoire de la musique mais c’est le cas parfois. Mais c’est aussi l’inverse, et c’est là que García-Alarcón réussit la quadrature du cercle. Dans la séquence « style gravis », le chœur extrait de la cantate Ich elender Mensch, wer wird mich erlösen de Bach revêt un dénuement extrême et se présente comme une explication à fleur de peau d’une douleur, d’une mort, jusqu’à une impeccable tenue de note finale du chœur. Le violon d’Yves Ytier se dépouille d’une à une de ses vies jusqu’à n’être plus qu’un squelette décharné et claudiquant, désarticulé. La lamentation « Mourn, all ye Muses » de Haendel qui suit, tirée d’Acis et Galatea est le constat simple de cette mort. « Acis is no more », entend-t-on aux confins de l’audible et de l’abîme.
En deuxième partie, le dialogue entre les deux maîtres relève même d’une véritable maïeutique, notamment dans la séquence « Funeral Music » où alternent trois chœurs extraits des cantates Lass, Fürtsin, lass noch einen Strahl et Aus der tiefen rufe ich, Herr, zu dir de Bach et un extrait du Funeral anthem for Queen Caroline de Haendel. À travers un implacable processus de densification des mots, des idées et du propos, extrait après extrait, dans une parfaite surenchère rhétorique sensible, la musique se fait argument et l’argument est l’occasion d’une fouille toujours plus profonde du sentiment. Face à l’ineffable, dans les ténèbres, Bach et Haedel avancent main dans la main : « mon âme espère, et je compte sur Sa parole ». Presque à la fin de la soirée, avant une joie commune partagée autour d’un célèbre « Hallelujah ! », quelques castagnettes posées sur un rythme de basse de la cantate paysanne Mer hahn en neue Oberkeet de Bach auront suffi pour inverser les masques, face à un Haendel alangui et rêveur dans sa Cantata espagnola.
On parle de l’orchestre mais il faut mentionner aussi les voix qui se glissent à merveille dans l’exercice : Logan Lopez Gonzales, contre-ténor en demi-caractère, du bout des lèvres, applaudi dans Armida abbandonata, en réponse à la toujours très claire et fine Ana Vieira Leite dans la cantate Non sa che sia dolore de Bach ; Adrien Fournaison, basse baroque ambrée, au tempérament noble, discret mais toujours présent. Mentionnons enfin le Chœur de chambre de Namur, plein de relief, d’éloquence et de dynamique, notamment dans les parties fuguées… Tous jouent le jeu d’une spatialisation sommaire, tellement belle et efficace, entre salle et scène, dans un écrin intime à souhait aux allures de studio d’enregistrement. Des rêveries comme celles-ci, on en redemande.