Des photographies encadrées ornent le grand mur du hall de la Salle Cortot, grands musiciens qui ont enseigné dans l'École normale dont cette salle est l'écrin ouvert au public. Sous cet aréopage impressionnant – Prokofiev, Perlemuter, Stravinsky, Cortot, Casals, Thibaud, Landowska, Samson François, Tagliaferro, on en passe et pas des moindres –, une petite table est installée : « Après son récital, Tanguy de Williencourt signera ses disques ». Il faut s'y résoudre, désormais l'essentiel des ventes se font à la sortie des concerts, puisqu'il n'y a quasi plus de disquaires.

Nous voici dans la salle. Ceux qui n'y sont jamais allés ne le savent pas, mais cette petite sœur du Théâtre des Champs-Élysées est un bijou qui met les musiciens le plus près possible du public largement installé face à la scène. Son architecture laisse apparaître le béton décoffré alternant avec des panneaux de contreplaqué de bois clair. De nouveaux rubans de lumière soulignent le dessin des balcons et du cadre de scène et nimbent la salle d'une indéfinissable couleur beige-rosé qui évoque les sables du désert au soir couchant. Tout à l'heure, à la fin du récital, quelqu'un croira bon remplacer cette lumière élégante par un rouge de boîte de nuit, assez rigolo après le programme que vous venions d'écouter.
Tanguy de Williencourt entre sur scène d'un pas rapide. Voici qu'avant de s'installer devant son piano, il prend la parole pour présenter son programme intégralement consacré à Liszt, d'une façon enjouée que ses mains qui se tortillent et ses jambes pleines d'impatience trahissent. Il n'a pas l'air à l'aise. Le sort en est jeté pour une heure et demie sans entracte, dont nous sortirons partagé. Certes, Williencourt a joué de façon qu'on perçoive ses qualités exceptionnelles de musicien, sa façon intelligente et sensible de conduire les phrases dans Wallenstadt, Au bord d'une source et la Vallée d'Obermann, mais un manque de concentration, on ne voit pas d'autre raison, lui a fait prendre l'eau dans la deuxième de ces trois pièces tirées des Années de pèlerinage et l'a empêché de s'emparer des deux autres pour les rendre irrésistiblement éloquentes. La Bénédiction de Dieu dans la solitude sera plus maîtrisée, et de plus en plus, à mesure que la prière lisztienne ira, sans pour autant atteindre ce degré de contemplation extatique attendu, malgré une sonorité magnifiquement éloquente.
Vient la Sonate en si mineur de Liszt, introduite elle aussi par des paroles. Williencourt est bien trop fin musicien, il connaît trop bien l'orchestre et l'opéra – il est chef assistant et chef de chant – pour ne pas savoir conjuguer le souffle et les couleurs, l'ampleur et la souplesse vocale de la ligne, mais sa sonate ne sera pas assez unifiée en un tout irrésistible, faute de naître d'un geste jaillissant d'une concentration minérale. Ces maudits sièges grinçant plus que jamais ne réussiront cependant pas à gâcher les deux pages précédant la strette, moment de pure inspiration, pendant lequel le public retient sa respiration pour la caler sur celle d'un artiste que l'on retrouve et que l'on a hâte de réentendre jouer comme il l'a fait là de façon magique.
Que s'est-il passé ? Certes ce récital était organisé pour fêter la sortie de son disque chez Mirare et sans doute prenait-il un tour particulier pour cette raison, plaçant le pianiste dans une situation différente de ce qu'il vit habituellement. De fait, le Williencourt qui jouera après s'être adressé au public semblera plus détendu que celui qui était entré sur scène deux minutes plus tôt. Mais il faut avoir une grande expérience de la scène justement pour pouvoir passer instantanément de la parole à la musique (ou être victime d'un trac paralysant que cet exercice permet de contrôler, de canaliser en force positive). Surtout face à un programme qui exige de l'instrumentiste qu'il monopolise toutes ses ressources psychiques et physiques pour rendre justice aux œuvres. Maria João Pires parle du récital comme d'un rituel où l'artiste est « nu et sans défense ». Le trac, l'attente, la porte qui s'ouvre, la lumière, le public qui retient sa respiration concourent à la sacralisation de ce moment fragile entre tous et des œuvres qui sont tout.