Si Joseph Moog a le physique de Léon Marchand, Vadym Kholodenko évoque plutôt Teddy Riner quand il entre sur la scène de l'Équinoxe illuminée par les cercles olympiques distinguant cette édition des Lisztomanias placée sous le titre ambigu de « Liszt l'athlète ! ». Ambigu, car après tout, il n'était pas bien grand et pas très baraqué, à la différence de l'Ukrainien qui s'avance vers le piano. Tout comme Moog la veille, il est immobile devant le clavier et tout comme Moog encore ne cherche pas l'inspiration en regardant le plafond : il est devant son établi et il crée.

Kholodenko reprend la moitié du programme Liszt qu'il a donné en avril Salle Cortot. Est-ce parce qu'on le réentend, est-ce parce que la salle est immense mais cette vision parfois cauchemardesque, en tout cas dantesque, fait taire en nous la moindre interrogation : c'est ainsi et pas autrement qu'il faut jouer cette musique, se dit-on dans l'instant même qu'on est convaincu que Kholodenko est le plus grand pianiste du monde. On sait bien que cette affirmation est absurde, mais il a ce pouvoir qui n'est donné qu'à quelques élus. D'autant que cette puissance mentale, que ce magnétisme musical et sonore, les deux naissant l'un de l'autre, s'accompagnent d'une délicatesse de toucher qui nous conduit aux frontières d'un silence toujours habité, à travers une gradation de la dynamique qui n'est assurément pas celle du piano, mais d'un orchestre dont les archets seraient d'une longueur et d'une souplesse infinies.
Kholodenko défie les lois de la gravité : son jeu est dense mais son piano n'a aucun poids, même quand il fait surgir un terremoto de l'extrême grave d'un somptueux Steinway dans Dante, comme dans la tarentelle de Venezia e Napoli. Moog incarnait hier, sur la même scène, le jeune Liszt conquérant et solaire. Kholodenko nous reçoit chez lui à Weimar dans les années 1870-1880, il est en soutane et il lance des javelots vers la musique du futur sans savoir dans quelles terres ils se ficheront. Ce soir, ils transpercent chacun des cercles olympiques que la lumière dessine sur la scène.
Quand il revient après l'entracte, c'est pour jouer quelques mazurkas et la Sonate op. 58, la troisième que Chopin a composée pour le piano seul. Ce n'est pas « notre Chopin », en tout cas ce n'est pas ainsi que nous avons construit une image mentale de ces œuvres. Mais quelle beauté ! Quelles sonorités enchanteresses, sur un fond à la tristesse tellement prégnante que Kholodenko n'est pas aussi rustique, aussi terrien qu'il nous semble qu'il le faudrait parfois, mais ce sont des œuvres « dernières » du compositeur. Le souvenir du pays s'estompe peu à peu derrière un voile qui pourrait finalement bien être celui que prend le pianiste pour nous montrer derrière des visages qui s'estompent.
Puis le pianiste entame avec un élan vibrant le premier mouvement de la Sonate en si mineur, chef-d'œuvre de contrepoint et d'harmonie, au développement si difficile à rendre parfaitement. Kholodenko réussit tout : forme, allure, sonorités, articulations vont de pair. Dans le mouvement suivant, on préfèrerait peut-être, mais on n'en est pas certain, une allure plus franche et allante. Mais Kholodenko est tout à fait orthodoxe, en ce sens que le pianiste ne fait pas le malin pour nous montrer qu'il a des idées bien à lui. Le « Largo » chantera, harmonie et lignes de chant soudées dans un seul geste, une seule respiration.
Que Chopin était génial, se dit-on alors, sans penser du tout à qui joue... qui se manifeste évidement quand il faut larguer toutes les voiles dans le finale dont il élargit les perspectives, sans jamais forcer le son, bien au contraire, et qu'il rend plus mouvant qu'éclatant. Ce n'est ni Vlado Perlemuter ni Dinu Lipatti, c'est Vadym Kholodenko : c'est vous dire qui est ce pianiste qui pas plus que Joseph Moog n'est invité à Paris cette saison 2024-25... Les Londoniens l'écouteront six fois. Les Romains bientôt avec Antonio Pappano dans le Concerto de Busoni. Il y a là deux méfaits. Et les seules variations de William Byrd données en bis signeront d'un trait de génie pianistique un récital qui rejoint dans notre mémoire quelques soirées inoubliables.
Le séjour d'Alain a été pris en charge par les Lisztomanias.