Les Lisztomanias de Châteauroux sont ouvertes. La ville a accueilli des épreuves des Jeux Olympiques, son maire est depuis devenu ministre des Sports, cette 23e édition du festival célèbre donc le Liszt athlète, à travers concerts, conférences, joutes d'improvisations, cours de maîtres à haute dose, pour un public sur le pont dès 9 heures et couché à pas d'heure, après le concert du soir donné dans la grande salle de la Scène nationale l'Équinoxe qui co-produit deux soirées et accueille les autres.

Joseph Moog aux Lisztomanias © Benjamin Steimes – Ville de Châteauroux
Joseph Moog aux Lisztomanias
© Benjamin Steimes – Ville de Châteauroux

Mais commençons par le récital d'ouverture que donnait Joseph Moog la veille de celui que donnera Vadym Kholodenko. Le premier est Allemand, fils de deux musiciens d'orchestre tout aussi francophiles que lui – dans la famille, on lit Flaubert dans le texte. Le second est Ukrainien et son niveau en français a fait un bond d'autant plus surprenant qu'il n'arpente pas plus que son confrère les scènes françaises. Les deux vivent avec leurs enfants au Luxembourg qui peut ainsi se targuer d'abriter deux des plus grands pianistes vivants sur un tout petite territoire. Athlètes, oui, mais de la tête et des doigts. Chacun incarnant un idéal lisztien bien différent : celui de Paris autour de 1835 contre celui tardif de Weimar et de Rome. 

Joseph Moog commence par Widmung de Schumann transcrit par Liszt. Le musicien cherche sa sonorité : le piano est magnifique, mais la salle est sèche. Il lui faut l'apprivoiser. Le chant est un peu court mais quand vient la péroraison amoureuse, ça y est : Moog trouve le parfait équilibre entre attaque et résonance. Il peut chanter et la Wanderer Fantaisie de Schubert se déployer. Il en a une lecture moins front buté et dents serrées que bien des pianistes. Il ne surjoue pas le « con fuoco », mais il laisse parler et se déployer un texte dont il détaille de façon naturelle toutes les strates et notamment quantité de choses microscopiques dans l'articulation, jamais ainsi entendues jusqu'à ce soir.

Moog intègre tout cela dans un flot continu nous entrainant toujours de l'avant. Il n'est ni affecté, ni histrion persuadé de sa propre grandeur : il ne surligne jamais les contrechants qui ne demandent surtout pas à quitter l'ombre pour la lumière, mais on les entend comme rarement. Plus ce récital avance et plus Moog incarne le jeune Liszt, rayonnant et solaire, qui invente le piano orchestre, transforme le noir et blanc du clavier en un kaléidoscope. Son style de jeu est une ode élevée à l'amour de l'instrument et l'on est admiratif devant ses cinquante nuances de pianissimos et d'articulations, devant ses volandos dans les variations de l'« Adagio », ce chant si pur, cet usage parcimonieux du triple fortissimo, parfaitement différentié du double, du simple et du mezzo forte.

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Joseph Moog aux Lisztomanias
© Benjamin Steimes – Ville de Châteauroux

C'est d'une épure musicale et d'une virtuosité folles : Moog est un musicien profond et un virtuose transcendant. On passe à Liszt, à La leggierezza, à Venezia et Napoli qui culmine dans cette fameuse tarentelle pianistiquement orgiaque. Le public entre en transe devant cette élégance, cette diction éloquente, ce chant soutenu sans jamais qu'il soit appuyé et cette virtuosité fabuleuse et sans effets de manche.

Cette magie, on la retrouve dans une Schatz-Walzer de Johann Strauss arrangée par Ignaz Friedman à faire chavirer les cœurs. Moog se lance ensuite dans les Trois Sonnets de Pétrarque dans une version originale très rarement donnée et nettement moins épurée que la dernière. Il enrichit le texte de petits ajouts discrets, bien dans la manière des grands pianistes créateurs du XIXe siècle : rigoureux avec le solfège et la précision des doigts, aventureux avec des variantes dont Liszt ne se privait pas. Les Réminiscences de Norma ? Sans concession, avec une intensité et une continuité dans la disparate d'une œuvre brillante et parfois comme éparpillée, une fulgurance pianistique et une palette d'articulations, de sonorités, de climats irrésistibles.

Moog donnera sept bis réclamés par le public. Il les annonce dans son français impeccable, avant de ciseler ces raretés de Sergueï Bortkiewicz, de Sibelius, d'Alkan et même une irrésistible bluette du regretté Pierre Petit – critique du Figaro, directeur de l'École normale et Grand Prix de Rome. Elle figurera sur son prochain disque en hommage à la Belle Époque, chez Naïve – un éditeur français de disques pour un pianiste inexplicablement quasi absent de nos scènes.


Le séjour d'Alain a été pris en charge par les Lisztomanias.

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