La fortune des Espagnols s’est construite sur l’exploitation cruelle des Incas. Soit. Les Espagnols, suite à cette colonisation brutale et meurtrière, ont adopté dans leur propre pays un mode de vie basé sur la violence, le meurtre, l’exploitation des pauvres et la soumission des femmes. Soit encore. Voilà pourquoi les Calatrava père et fils maltraitent la pauvre Leonora, dirigent une fabrique d’armes, et sont à la tête d’une armée de soldats attachés à faire régner l’ordre par la terreur. Voilà pourquoi les Espagnols, ivres de sang et de violence, décorent les façades de leurs maisons et bâtiments de têtes de morts et autres représentations de corps mutilés. Quant à l’acte III, il se passe dans « les ruines d’un théâtre détruit, qui rappelle l’horreur de Marioupol », plus ou moins aménagé en hôpital de fortune – dixit le dramaturge Till Briegleb dans le programme de salle de La Force du destin de Verdi à l’Opéra de Lyon.

Le problème est que, si on ne lit pas cette note d’intention avant le spectacle, on consacre l’essentiel de son énergie à essayer de comprendre ce qui se passe sur scène au détriment de l’écoute musicale, et c’est sans doute ce qui explique que l’ouverture de l’opéra, l’une des plus aimées du public, n’ait quasi pas été applaudie, les spectateurs étant restés focalisés sur l’inattendue pantomime de femmes (portant d’étranges coiffes aux longues oreilles blanches) manipulant des obus.
Car la transposition scénique de cette dramaturgie par Ersan Mondtag n’est pas des plus heureuses : imposant aux chanteurs une gestuelle et un jeu des plus traditionnels, elle prend place dans des décors oscillant entre le déjà vu (le « théâtre dans le théâtre » et l’hôpital du troisième acte) et le laid (l’usine de Calatrava au premier), et peine à rendre lisible l’intrigue et à lui conférer un minimum de continuité dramatique, suscitant parfois l’incompréhension, parfois le rire (la tentative de fuite de Leonora et Alvaro au premier acte dans un chariot à roulettes).
Musicalement, la soirée offre plusieurs satisfactions, à commencer par la direction de Daniele Rustioni : si le spectacle, dans son aspect visuel, ne dessine guère de trajectoire dramatique forte, la musique s’en charge. Les « scènes de genre » qui émaillent la partition n’apparaissent que comme des parenthèses dans la progression implacable de cette histoire de haine empreinte de racisme, ponctuée par le retour haletant du motif du destin. Rustioni déploie sous les voix – auxquelles il prête une attention constante – un tapis sonore d’une grande richesse et d’une somptueuse variété de couleurs, étant particulièrement attentif aux fortes oppositions rythmant la partition : le contraste entre les martèlements de l’orchestre ff annonçant l’arrivée de Leonora mourante et l’infinie douceur des cordes refermant l’opéra après l’ultime « Salita a Dio ! » du Supérieur en est un parfait exemple.
Sur le plan vocal, la soirée affiche plusieurs seconds rôles de qualité : Francesco Pittari tire son épingle du jeu dans le petit rôle de Trabuco, qu’il chante d’une voix saine et bien projetée ; Paolo Bordogna est un Melitone convaincant, plus inquiétant que comique ; Michele Pertusi a toute la noblesse et les graves requis par le rôle du Padre Guardiano. Hulka Sabirova, dont les emplois habituels sont pour le moins divers (Rosalinde, la Reine de la nuit, Vitellia, Lucia), aborde ici le lirico / lirico spinto de Leonora sans convaincre pleinement : la voix est large, projetée avec aisance sur tout l’ambitus, mais le panel de nuances semble plutôt limité et l’émission est parfois instable, ce qui nuit à la qualité du legato et à la pureté du chant piano, indispensable, par exemple, dans « La vergine degli angeli ».
Le baryton Ariunbaatar Ganbaatar, que le public parisien a récemment découvert en Germont père à la Philharmonie, confirme l’excellence de son chant : la voix est large, saine, nuancée, et sait prendre les couleurs sombres requises par son personnage exclusivement antipathique de Don Carlo. Sa grande scène du III, par la qualité du legato dans « Urna fatale » et la véhémence de la cabalette, a été un des moments forts de la soirée. Après Dick Johnson et André Chénier la saison passée, on retrouve avec plaisir Riccardo Massi sur les planches lyonnaises. Son chant, une fois encore, se distingue par ses couleurs tendres et son sens des nuances (cela n’empêche nullement le chanteur de rendre également justice aux aigus forte ou aux élans dramatiques qui émaillent son rôle), ce qui convient parfaitement à ce personnage certes fougueux mais aussi blessé, mélancolique, bien loin d’être un héros « tout en muscles ».
Cette série de représentations constitue en quelque sorte « l'au revoir » de Daniele Rustioni au public de l'Opéra de Lyon, qui devient désormais « chef principal invité » au Metropolitan Opera de New York, où il dirigera trois productions dès la saison prochaine.
Le voyage de Stéphane a été pris en charge par l'Opéra de Lyon.