Il y a quelques mois, l’Opéra de Rouen exhumait la Carmen originelle, du moins sa mise en scène, telle que le spectateur de l’Opéra-Comique la vit le 3 mars 1875. Aujourd’hui, René Jacobs ressuscite une Carmen que personne n’a jamais entendue... si ce n’est l’esprit génial de Bizet. C’est que, bien assis sur la dernière édition de Paul Prévost chez Bärenreiter, le chef flamand adopte une démarche radicale (explicitée dans une note de programme haute en couleur), qui consiste à n’utiliser que la partition autographe de 1874 : une Carmen vierge des propres modifications du compositeur à la suite des répétitions, ainsi que des interventions post-mortem d’Ernest Guiraud. Il s’agit, en somme, de la première mouture imaginée par Bizet – jadis irréalisable, tant pour des raisons techniques que morales.

Gaëlle Arquez (Carmen) © Ondine Bertrand / Cheeese
Gaëlle Arquez (Carmen)
© Ondine Bertrand / Cheeese

Aussi, le public venu en nombre à la Philharmonie de Paris pour écouter la Habanera de Gaëlle Arquez ne s’étonnera pas de rentrer bredouille : point de pastiche hispanisant, car en fait d’amour rebelle, l’illustre tube s’efface devant une parodie de Marseillaise… oui, cela surprend ! Idem pour deux des trois entractes qui, nonobstant leur sublime inspiration, n’existaient pas dans le projet initial. Voilà peu ou prou ce que les auditeurs de la grande salle Pierre Boulez auront perdu de plus significatif.

C’est peu en comparaison de ce qu’ils y ont gagné, à commencer par le grand nombre de dialogues parlés inédits, digestes et très bien léchés par le librettiste Henri Meilhac (Ludovic Halévy était quant à lui préposé aux dialogues chantés). En plus de rétablir dans leur intégralité des scènes essentielles à la cohérence du drame et de fournir des moments particulièrement cocasses, restaurant de fait le caractère comique de l’opéra, ces dialogues dressent un portrait plus développé de personnages jusqu’alors survolés : ainsi du duo truculent à souhait de contrebandiers, d’un Escamillo moins hâbleur que de coutume et d’un José bien plus scrupuleux envers Micaëla.

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Le Chœur de chambre de Namur et le B'Rock Orchestra sous la direction de René Jacobs
© Ondine Bertrand / Cheeese

Cette « version 1874 » est également l’occasion de découvrir les mélodrames (dialogues parlés sur fond orchestral) qui émaillent l'ouvrage et permettent à la musique de gagner en fluidité, évitant à l’auditeur l’impression d’un saucissonnage ex post. Enfin, le public aura pu se délecter de chœurs plus présents, plus riches en timbres et plus complexes en polyphonies. Incarnés avec une telle exactitude par le Chœur de chambre de Namur, ils réhabilitent le savoir-faire du compositeur en la matière.

Pour marcher sur ses deux pattes, l’entreprise musicologique nécessitait une interprétation à la hauteur du projet, et elle le fut largement, notamment du côté du B’Rock Orchestra. La formation belge, qui va souffler ses vingt bougies la saison prochaine, séduit par sa fibre théâtrale prononcée, par les timbres agréables de ses instruments d’époque, ainsi que par sa souplesse idéale dans l’accompagnement des chanteurs.

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René Jacobs et Sabine Devieilhe (Micaëla)
© Ondine Bertrand / Cheeese

À sa tête, René Jacobs, baroqueux de la première heure et que l’on n’attendait pas dans ce répertoire, surprend par une direction ductile entièrement au service de l’œuvre : minimaliste au pupitre, le chef semble avoir porté son travail en amont sur l’homogénéité de la pâte sonore, sur les contrastes dramatiques et sur l’éloquence du cantabile. Le maestro se fait certes un malin plaisir à ne pas tout donner dans le Prélude, mais la Chanson bohème qui introduit l’acte II est parfaitement débridée, et la tension grandissante tenue d’une main de maître gagnera au fil des scènes une ampleur dramatique et une noirceur sans issue pour l’héroïne incarnée par Gaëlle Arquez.

Cette dernière, qui enchantait déjà dans cette œuvre sur les scènes de l’Opéra de Paris et de l’Opéra-Comique, continue de porter aux nues ce rôle qu’elle se taille sur mesure. On remarquera en outre que sa tessiture s’est étoffée dans les aigus, lui offrant une aisance supplémentaire dans la fin du deuxième acte. Timbre idéal, phrasé sensuel, générosité sonore, tout chez la mezzo participe de l’intensité dramatique de son incarnation.

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Gaëlle Arquez (Carmen)
© Ondine Bertrand / Cheeese

On regrette toutefois une certaine distance avec le Don José de François Rougier qui rend leurs duos parfois un peu artificiels. Le ténor a beau faire valoir des capacités vocales et une densité certaines, on regrette qu’il cède trop rapidement à la démonstration de moyens et à la caricature vociférante du rôle. On tombe en revanche devant la Micaëla de Sabine Devieilhe, merveille de délicatesse et d’émotion, de luminosité et de candeur. Enfin, campant un Escamillo moins viril qu’à l’accoutumée, Thomas Dolié complète le quatuor principal de la plus charmante façon.

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