Que reste-t-il des Carmina Burana quand on les purge du sérieux avec lequel certains interprètes abordent cette cantate profane, tentant vainement de rendre convenable et proprette une œuvre pour le moins insolite ? Une grande pièce burlesque, parfois grotesque, parsemée çà et là de quelques considérations philosophiques volontiers désinvoltes ; n’oublions pas que les goliards, ces clercs itinérants aussi facétieux qu’irrévérencieux à l’origine des textes utilisés par Carl Orff, faisaient feu de tout bois pour railler l’autel tout en célébrant la table et la couche. Alors qu’importe le bon goût, Andrés Orozco-Estrada écarte ce soir le carcan des bonnes mœurs au profit de l’espièglerie, faisant souffler l’esprit du théâtre sur la Philharmonie de Paris.

Il faut dire que, suant sang et eau sur son estrade, le chef en fait voir du pays à sa baguette comme aux musiciens qui lui font face : se remuant en tous sens, s’agitant à tout rompre, tantôt sautillant tantôt caracolant, balançant d’un bord à l’autre, Andrés Orozco-Estrada ne s’économise pas pour en appeler au bon vouloir d’un Orchestre de Paris qui ne se laisse pas facilement dérider. Aussi, passé le rustique et primitif « O Fortuna » introductif, l’engourdissement hivernal est aussi pertinent que palpable dans le « Primo vere », lorsque la nature renaît au printemps, que la musique s’épanouit peu à peu et que l’« Ecce gratum » pousse les effectifs à se revigorer. Mais c’est bien dans la « Taverne » que la phalange parisienne emploie ses plus vives couleurs, allant jusqu’à donner des allures stravinskiennes au très enlevé « In taberna quando sumus ».
Hélas, cette lecture brutaliste et énergique de la partition se fait au détriment de la moindre de ses subtilités orchestrales, et conduit à un résultat parfois brouillon ou sans grand relief, comme dans ce « Sur le pré » mollasson. Bien que peu nombreuses, ces subtilités se retrouvent écorchées entre autres dans le fameux « O Fortuna », amputé de ses pianos inaudibles ce soir, et donc du sentiment de mécanique inaltérable et perpétuelle qu’ils inspirent. De même, la tendance à brusquer les contrastes (dynamiques et rythmiques) du côté de la direction tourne vite à l’obsession, entravant notamment l’élan de la « Danse » et de la « Ronde ». Pire, ce sont les interprètes qui finissent par s’emmêler les pinceaux, comme ces chœurs qui ne savent plus, dans « Circa mea pectora », où donner de la tête entre l’énigmatique langage du livret et l’énigmatique pulsation du chef.
En dépit de cette direction hétérogène, les trois solistes parviennent heureusement à tirer leur épingle du jeu. Très présent dans les vingt-cinq numéros que comptent les Carmina Burana, le baryton prend tour à tour les rôles de conteur et de personnage, comme l’ivrogne abbé de Cocagne dont Mark Stone souligne ce soir toute la grivoiserie. Certes peu timbré dans les aigus et à la limite en termes de projection, le chanteur britannique fait valoir une diction toute en souplesse qui contraste avec l’âpreté de l’orchestre. Parfaite dans le rôle chaste et vertueux que lui confie Carl Orff, la soprano Erin Morley use de toute l’élégance de son colorature pour apporter quelques suspensions aériennes au « Cour d’amours ». Enfin, Michael Schade régale le public de la Philharmonie par son incarnation habitée de cygne rôti ; utilisant ce que son falsetto offre de plus comique, le ténor complète le trio vocal de la meilleure manière. Les Chœurs de l’Orchestre de Paris se sortent des multiples embûches tendues par le compositeur non sans perdre des plumes, mais en gardant toujours la clarté nécessaire à la ferveur et à l’esprit mutin du livret.
Avant ces Carmina Burana hétérogènes, chef et orchestre donnaient la première française d’Operascope, courte pièce d’Unsuk Chin. Malgré ses huit minutes, il est inouï de constater tout ce que contient cette partition foisonnante : sans se laisser aller aux citations faciles, la compositrice promène l’auditeur, de Mozart à Berg, au travers du répertoire lyrique et d’une diversité kaléidoscopique d’atmosphères. Chose plutôt rare chez elle, cette profusion s’accompagne même de touches d’humour parfaitement senties par le basson goguenard de Giorgio Mandolesi. Virtuose pour l’orchestre, cette petite œuvre aura en outre permis d’apprécier, pleinement cette fois-ci, la virtuosité du chef.