Mais pourquoi diable une œuvre aussi réputée que Le Freischütz se fait-elle aussi rare sur nos scènes ? Sont-ce les dialogues allemands qui effraient les directeurs de théâtre ? Ils n’empêchent pourtant nullement que soient programmés de façon récurrente La Flûte enchantée ou Fidelio… Quoi qu’il en soit, le retour du chef-d’œuvre de Weber au Théâtre des Champs-Élysées est une excellente nouvelle, même en version de concert, et même dans une version remaniée pour l’occasion : les dialogues de Johann Friedrich Kind ont en effet été supprimés et remplacés par des textes écrits par Steffen Kopetzky. Ils sont tous dits par un seul personnage : le diabolique Samiel.

Entre les pages musicales, Samiel explore les mystères de la vie et de la mort et sonde pour nous les profondeurs de l’âme humaine et de l’inconscient. On est dans un premier temps intrigué et intéressé par ces textes de liaison, d’autant qu’ils présentent une qualité littéraire perceptible y compris dans la belle traduction française qui en est proposée. Assez vite cependant, une lassitude se fait jour : ces textes, nullement narratifs (les spectateurs ne connaissant pas l’intrigue du Freischütz ont dû pour cela assez vite perdre pied dans les méandres de l’action), assez longs et répétitifs, donnent l’impression de faire stagner le drame et l’empêchent de prendre corps, en dépit de la belle lecture qu’en offre Johanna Wokalek, aux intonations pleines de mystère, de noirceur et de cynisme.
Ce sont aux forces de la Kammerakademie Postdam et au RIAS Kammerchor qu’échoit l’interprétation musicale de l’œuvre. Le chœur brille par sa belle homogénéité et sa remarquable capacité à participer au drame, même en dehors de toute lecture scénique. Quant à l’orchestre, il trouve pour chaque tableau les couleurs idoines (légères et enjouées pour les scènes de liesse, sombres et diaboliques pour la Gorge aux Loups, sereines et éthérées pour évoquer les rêveries d’Agathe). On apprécie la qualité égale des différents pupitres, avec quelques interventions solistes très remarquées : le tendre chant du violoncelle doublant la voix d’Agathe dans son deuxième air ; l’alto espiègle accompagnent l’air héroï-comique d’Ännchen au troisième acte ; ou encore la flûte dont le chant délicat annonce, au dernier tableau, la possibilité d’un pardon pour le malheureux Max.
Pourtant, en dépit de ces indéniables qualités, force est de constater que la magie de la partition de Weber n’opère ce soir qu’à moitié… en raison sans doute de certains choix effectués par le chef : Antonello Manacorda excelle à créer une ambiance sombre, menaçante, avec une violence sous-jacente qui semble pouvoir sourdre à tout instant. Mais pour que ces pages distillent toute leur inquiétante étrangeté, il faudrait par contraste que le chef fouette davantage ses troupes dans les moments de violence extrême, où l’atmosphère devient lourde et épaisse là où on souhaiterait qu’elle se fasse cinglante. De la même façon, dans les moments de liesse, plus de transparence et de légèreté aideraient le chant joyeux des paysans à se délester et à prendre son envol… Demi-satisfaction, donc, que vient cependant rattraper une distribution de très bonne qualité.
Le timbre de Charles Castronovo est sans doute plus sombre que ceux que l’on entend parfois dans le rôle de Max, ce qui confère à la conclusion de son air (« Doch mich umgarnen finstre Mächte! ») un dramatisme bienvenu. Le ténor parvient par ailleurs à alléger sa voix lorsqu’il implore le pardon du prince au dernier tableau, même si son chant pouvait se faire encore plus suave et plus tendre dans le merveilleux « Die Zukunft soll mein Herz bewähren » qui introduit le finale de l’œuvre.
Son Agathe est une Golda Schultz superlative qui déploie des trésors de nuances et de sensibilité dans son air de l'acte I, porté par une maîtrise du souffle exceptionnelle, et plus encore dans sa cavatine du II (« Und ob die Wolke… »), couronnée par des aigus éthérés de toute beauté. Ännchen est servie au mieux par une Nikola Hillebrand espiègle mais sans mièvrerie, au timbre fruité et léger mais dont l’émission vocale est suffisamment ronde pour éviter toute impression de ténuité ou d’acidité.
Enfin, les voix masculines graves se distinguent par leur homogénéité dans l’excellence, de Levente Páll, possédant toute l’autorité requise par le rôle d’Ottokar, à Jongmin Park, ermite plein de noblesse ou encore Milan Siljanov, excellent dans les trop courtes interventions sarcastiques confiées à Kilian au premier acte. Enfin, Kyle Ketelsen est un Kaspar diabolique à souhait, sans pour autant jamais tomber dans la caricature ni oublier les exigences du beau chant : sa « chanson » du premier acte et plus encore son air « Schweig, damit dich niemand warnt! », véritablement chantés et non « éructés » comme c’est trop souvent le cas, glacent littéralement le sang !