Juché à 900 mètres d’altitude, un petit village portugais et ses 95 âmes dominent les plaines, à peine cabossées par quelques reliefs granitiques, de l’Alto Alentejo. Le blanc des murs, tout juste contrarié par les chambranles en pierre de maigres embrasures, contrastant avec la tuile ocre des toitures et un ciel bleu qui semble ne faire jamais défaut, encadre les rues étroites de Marvão. Arpenter ces allées serpentines, qui présentent tant d’irrégularités qu’on les croirait taillées à même la roche, requiert bon pied bon œil – si un certain chic n’était de mise, on enfilerait volontiers de solides chaussures de randonnée. Et la forteresse, discrètement camouflée dans les sinuosités du dénivelé, se mérite : là-haut, le point de vue est époustouflant. Pour le chef d'orchestre Christoph Poppen et la soprano Juliane Banse, époux à la ville et complices à la scène, qui ont découvert le site au détour d’une excursion, il ne manquait que la musique. Chaque juillet depuis qu'ils ont fondé le Festival international de musique de Marvão il y a dix ans, elle ne manque plus !

Dans la citerne – immense nef habituellement inondée pour servir de réserve d’eau, spécialement vidée pour l’événement – ou la cour du château, dans les églises São Tiago et Nossa Senhora da Estrela, ou encore dans les ruines romaines d’Ammaia en contrebas, la musique patronne de onze à vingt-trois heures : concerts symphoniques, baroques ou chambristes, ainsi que formations plus jazzy (guitare/contrebasse, piano/saxophone/accordéon, clarinette/violoncelle/électronique) s’y côtoient durant les dix jours que dure la manifestation. Et en point d’orgue de cette édition décennale, le festival accueille sa première production d’opéra avec L’Enlèvement au sérail de Mozart… Drôle de mise en abyme pour ce village séculaire qui vit défiler maures, arabes et chrétiens !
À mi-chemin entre la mise en scène et la mise en espace, le travail de Sabine Theunissen est résolument efficace et tire intelligemment parti du lieu : tandis que les murs d’enceinte du château servent de décor providentiel à l’impénétrable harem défendu par Osmin, la robuste tour carrée figure le gynécée dans lequel se préserve Konstanze. En revanche, l’étroitesse de la scène se révèle plus d’une fois contraignante et peu propice au comique de situation, pourtant omniprésent dans le singspiel ; à l’exception de quelques gags et traits d’esprit, il demeure rudimentaire.
Sabine Theunissen montre un surcroît d’inspiration dans son traitement des dialogues parlés, remaniés pour l'occasion : ils sont intégralement confiés au rôle de Selim (assumé par le comédien João Grosso), tour à tour narrateur omniscient, conteur et personnage à part entière du drame. La narration s’en trouve fluidifiée, l’action allégée. Mais rien à faire : les trouvailles de la mise en scène deviennent bien accessoires devant le captivant spectacle qu’offriront les milans planant, souverains, au-dessus du public – ne dit-on pas de Marvão qu’on y voit le dos des aigles ?
L'hétérogénéité de la distribution ne contribue pas à faire oublier les insuffisances de la mise en scène. Car si Heekyung Park, parfois un brin acide dans le colorature et en déficit de caractère face à Osmin, campe une Blondchen plutôt attachante, la Konstanze de Leonor Amaral peine franchement à maintenir l’intérêt : les aigus dont regorge sa partie – en particulier son premier air – restent inaccessibles, les ornementations minimales et la ciselure approximative ; l’amabilité du timbre n’y changera rien, et de son dernier duo avec Martin Mitterrutzner on ne retiendra que le Belmonte tout en finesse, charme et subtilité de ce dernier. Pour lui servir de valet, c’est un Patrick Grahl juste et plein d’esprit qui endosse le costume de Pedrillo, assez mesuré pour ne pas empiéter sur le maître, assez facétieux pour tourner Osmin en bourrique dans un truculent « Vivat Bacchus ! ». Prêtant sa basse généreuse mais toujours agile et définie au gardien du sérail, Yannick Spanier assume quant à lui avec autant d’assurance que de tempérament ce rôle capital.
Mais c’est bien l’Orchestre de chambre de Cologne, dirigé par Christoph Poppen, qui remporte tous les suffrages : habituellement éloignée du domaine lyrique, la phalange puise ce supplément de caractère et d’expression, ainsi que cette capacité à prendre le relais du plateau vocal et à engendrer le chant – notamment dans l’introduction de « Martern aller Arten ». La joie manifeste des musiciens à aborder ce répertoire irradie et conclut avec enthousiasme la première soirée d’un festival prometteur. Les prochains jours le confirmeront…
Le voyage d'Erwan a été pris en charge par le Festival international de musique de Marvão.