Le public angevin acclame Elisso Virsaladze qui traverse les Greniers Saint-Jean pour rejoindre le grand Steinway. Il ne le sait peut-être pas, mais il va écouter une légende vivante du piano, dont Sviatoslav Richter disait malicieusement qu'elle était un « Richter féminin ». Le public du festival Pianopolis fait confiance à la programmation de la troisième édition d'une manifestation créée par le musicologue Nicolas Dufetel, adjoint au maire chargé de la Culture et du patrimoine d'Angers, grand lisztien dont les publications font autorité et dont l’enthousiasme chaleureux fait plaisir à voir.
Elisso Virsaladze est tout de noir vêtue, sa célèbre coiffure de Jeanne d'Arc encadre son visage expressif qui se ferme quand elle attaque la première phrase de la Polonaise-Fantaisie de Chopin. « Attaque » est le mot qu'emploient les musiciens, mais il est pourtant le moins bon qui soit pour décrire la douceur du timbre de ce piano, la rondeur et le chantant de cette phrase qui ouvre un espace poétique dont l'incertitude de ce qui va advenir naît paradoxalement de la concentration minérale d'une éloquence qui « interroge l'avenir », comme disait Alfred Cortot.
Depuis combien de temps Virsaladze, qui est née en 1942, joue-t-elle ce chef-d’œuvre, improvisation composée, ni polonaise ni fantaisie, poème de l'indicible ? Elle en connaît la moindre articulation, l'a enseigné à tant d'aspirants pianistes qu'elle sait tous les pièges de cette forme qui s'invente, et en mozartienne exemplaire maîtrise tout des mystères du tempo rubato qui doit être invisible comme la main du pickpocket. Elle ne change pas de tempo, elle l'infléchit sur une période très brève pour le retrouver instantanément. Sa pulsation rythmique est ainsi une horloge qui dit le temps au-dessus de laquelle flotte les phrases qui avancent. Virsaladze ne montre rien. Elle dit, elle chante, elle assemble, elle recompose.
Tout à l'heure dans le développement du premier mouvement de la Sonate n° 3 de Chopin, qui est du pur Bach si l'on y pense, la tension insoutenable que créera Virsaladze dans l'enchevêtrement des individualités de la polyphonie ne relèvera pas d'une volonté d'exprimer un climax, mais résultera bien de la transparence d'un jeu qui se tient dans une dynamique restreinte. Elle ne va que du piano au forte mais, dans cet ambitus économe d'effets, elle réinvente un monde sonore qui pulvérise les limites du piano. Éloquent, naturel et intense, le mouvement lent avancera de la même façon faussement inflexible avant de nous projeter dans un finale dont les strophes iront en s'élargissant, jusqu'à la glorieuse dernière page : l'héroïsme de cette conclusion a ce petit quant-à-soi d'un compositeur qui haïssait les choses trop évidentes ; Virsaladze y ridiculise ceux qui transforme ce rondo en course effrénée sans bien comprendre que la main gauche doit soutenir l'édifice.

Bizarrement, la seconde partie du récital aurait pu en être la première. Mais si l'on a le tort de ne pas reconnaître à Chopin son rang prééminent comme compositeur du XIXe siècle puisqu'il n'a pas composé de longues œuvres symphoniques, on a plus encore le tort de penser que ses nocturnes, ses mazurkas, ses valses ne puissent pas être un univers aussi grand que ses sonates ou ses ballades : il suffit de bien régler la focale.
La façon dont la pianiste va jouer quelques-unes de ces miniatures est de nature à le faire comprendre. Par exemple, jamais on n'aurait pu imaginer que les arpèges ondulant introduisant le Nocturne op. 27 n° 1 puissent avoir en plus de leur fonction harmonique, une importance mélodique : Virsaladze en fait un air chanté par un baryton et, quand la main droite entre, elle est discrète comme une implorante aria d'église. La transparence de son jeu est telle que deux personnes dialoguent distinctement et, quand la main droite s'affirme, le baryton redevient cette harmonie qui soutient l'édifice.
Les mazurkas et la Valse op. 42 ? Ni en dentelles ni en sabots, franches, drues, farouches, avec dévotion et intégrité. Voilà pourquoi tant de jeunes musiciens veulent travailler avec une pianiste qui joue comme elle enseigne, légendaire héritière d'une culture qui palpite encore au cœur de l'Europe, francophone depuis son enfance géorgienne dans une famille d'intellectuels. Dans le public, Alexandre Kantorow, directeur artistique du festival angevin, exulte.
Le voyage d'Alain a été pris en charge par le festival Angers Pianopolis.