À vingt minutes du début du concert, le parterre et le premier balcon du Théâtre des Champs-Élysées sont déjà combles ! Les spectateurs se pressent au second balcon pour trouver un siège depuis lequel observer les mains du pianiste du jour, Adam Laloum. La qualité prodigieuse du récital qu’il s’apprête à donner marquera du sceau de la poésie les oreilles de ce public bien inspiré de s’être réveillé de si bon (dimanche) matin.

Dès les premières notes de la Fantaisie op. 49 de Chopin, Adam Laloum captive l’auditoire par un toucher d’une subtilité étourdissante, trouvant une texture de velours feutré dans le registre grave de l’instrument, légèrement éclaircie de mélancolie dans les accords plus aigus. Sans surenchère d’intentions dans ce passage lent, l’interprétation presque métronomique du pianiste définit une ambiance de recueillement désenchanté qui remplit de douceur cette salle dont on oublie l’acoustique habituellement si sèche. La sonorité évolue insensiblement vers l'atmosphère plus agitée qui caractérise la seconde partie de l’œuvre. La gestion de la polyphonie y est confondante de clarté : on entend sans même y prêter attention les progressions harmoniques jamais noyées de pédale, tandis que le chant se déploie dans un geste ample, perlé de motifs en guirlandes.
Quelques rubatos à peine prononcés auraient aéré une partition presque irrespirable de notes… Un peu plus de fantaisie dans cette Fantaisie ! L’approche métronomique convient cependant à merveille au troisième motif de l’œuvre, plus martial. Après un retour à une atmosphère recueillie avec enfin quelques libertés d’interprétation justement senties, le pianiste conclut l’œuvre dans un dernier accord puissant, chargé de tout le chemin parcouru.
La Polonaise-Fantaisie op. 61 du même compositeur s’ouvre comme une évidence tant les arpèges semblent le prolongement du premier thème rapide de l’œuvre précédente. Adam Laloum y déploie des trésors de pianissimo, allant jusqu’à suggérer les notes achevant ces grands arcs. Le phrasé y est plus décontracté, quand soudain le rythme dansant de la polonaise nous rappelle la nature première de la pièce, qu’on avait oubliée, tout plongé qu’on était dans l’envoûtante musicalité de l’instrument. On assiste à une leçon de contrepoint : le pianiste mêle au chant de la main droite un subtil contrechamp à la main gauche avec une science du dosage stupéfiant. La fin de la partition, chargée d’octaves, est une démonstration de virtuosité qui ne se fait jamais au détriment du phrasé général ni de la qualité sonore.
Après ces deux œuvres très libres, le carcan formel de la sonate pourrait proposer un virage abrupt. C’est compter sans la nature schubertienne d’Adam Laloum qui s’incarne parfaitement dans la Sonate D. 959 du compositeur autrichien. L’artiste fait ressortir le caractère presque improvisé de chaque mouvement, comme autant de fantaisies successives, chacune avec leur univers propre. Le deuxième mouvement est le plus fantaisiste des quatre tant son passage central aux modulations renversantes de désespoir tranche avec la complainte résignée qui l’entoure. Sous les doigts d’Adam Laloum, les accords arpégés qui le concluent sont autant de plumes qui s’envolent au loin, doucement exilées par une brise venue d’ailleurs. Le mouvement suivant, beaucoup plus pétillant et dansant, amène un semblant d’optimisme bienvenu.
Les première et dernière parties de la sonate sont deux cheminements de longue haleine comme Schubert en a écrit tant, le premier étonnamment extraverti par rapport au second, plus traditionnellement intérieur. La précision des attaques du pianiste est impressionnante : la diversité de la manière de détacher les notes (écrite sur la partition avec une remarquable variété d'indications) est précisément retranscrite, donnant un allant salutaire à ces voyages. Par moments, on a l’impression que la pédale s’applique aux notes d’une main tandis que l’autre main n’est pas soumise à l’action mécanique du pied. Cette hallucination auditive montre le degré de maîtrise que le pianiste a de son instrument.
En rappel, Adam Laloum clôture ce grand moment de piano par l’Intermezzo op. 117 n° 1 de Brahms, ultime berceuse remplie de sa sonorité si délicate. La sixième sonnerie de portable du concert y retentit comme un réveil désagréable. On aurait bien prolongé indéfiniment ce récital de rêve.