Dans la famille des festivals dirigés par René Martin, je demande le petit frère, né il y a tout juste cinq ans : Via Aeterna. Conçu comme un chemin parcourant pendant deux semaines la baie du Mont-Saint-Michel, le festival se conclut dans un bouquet final d’une dizaine de brefs concerts au sommet de l’édifice. En ce dimanche 16 octobre, jour de clôture des festivités, la voix est mise à l’honneur avec pléthore de chœurs variant les styles et les genres, allant de la formation intimiste des Itinérantes (dans la belle salle des chevaliers) au grand chœur militaire de Saint-Cyr (dans le réfectoire des moines). Entre les concerts, cette activité foisonnante donne lieu à des scènes étonnantes : quand les militaires en uniformes croisent les chanteuses en robe longue du groupe irlandais Anúna, cela donne l’impression de revenir quelques siècles en arrière ! On regrettera en revanche le retard pris au fil des concerts, qui obligera le public à patienter à la porte de l’église un bon moment avant le concert de clôture, et ce sans pouvoir accéder à la terrasse et au cloître, qui font pourtant partie des merveilles du lieu… Gageons que le festival encore un peu tâtonnant saura se faire pardonner ce « péché de jeunesse » lors des prochaines éditions.
Après avoir ouvert le bal sous les hautes voûtes de l’église abbatiale à 14h15 dans un florilège de pièces a cappella allant des polyphonies anciennes de Thomas Tallis aux compositions récentes de John Tavener, le Tenebrae Choir fait son retour à 18h30 pour ce qui constituera le grand moment de la journée. Il faut dire que l’œuvre programmée, le Path of Miracles composé pour le chœur en 2005 par Joby Talbot, s’avère particulièrement appropriée dans un tel cadre. Le Mont-Saint-Michel est un des points de départ du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle ; or l’œuvre de Talbot propose justement de vivre cette expérience itinérante, depuis Roncevaux où se croisent les nationalités et les langues (« Roncesvalles », premier mouvement) jusqu’à l’arrivée à « Santiago » (quatrième mouvement) où la contemplation atteint un impressionnant niveau de sérénité, illustré par des plages étales d’harmonies consonantes.
L’œuvre est une belle réussite en soi, qui parvient à marier exigence de l’écriture et puissance de la forme, produisant un effet hypnotique sur le public. Après une introduction en borborygmes gagnant progressivement en chair depuis l’extrême grave, comme une naissance du langage, la partition fait la part belle aux ostinatos rythmiques et à des jeux de superposition des voix qui rappellent Steve Reich ou Philip Glass. Mais Talbot sait varier quand il le faut, tissant ici des jeux de dialogue et d’écho, élaborant là des chorals aux harmonies changeantes, épurées ou chargées selon le texte riche et multilingue de Robert Dickinson.
Si le compositeur aurait pu chercher des effets plus originaux encore dans le traitement des timbres par exemple, il faut mesurer que la pièce a été écrite pour Tenebrae et pour les qualités singulières de ce chœur : dirigés par un Nigel Short aussi bienveillant que vigilant, les dix-sept chanteurs font entendre des voix jumelles qui se coulent dans des tuttis fusionnels. D’une exceptionnelle pureté sonore, alliant splendeur de l’intonation, équilibre parfait des pupitres et élocution claire, Tenebrae propose une démonstration de chant choral à l’anglaise et plus encore : les yeux rivés sur le chef dans les moments clés, les chanteurs font preuve d’une unité de corps qui donne l’impression de partager avec eux un culte extraordinaire. L’ultime procession dans l’abbatiale, sur la répétition harmonieuse des mots « now and ever », apporte une conclusion idéale, en points de suspension, à un festival qui n'aura jamais aussi bien porté son nom.
Le voyage de Tristan a été pris en charge par Via Aeterna.