Une année que Sviatoslav Richter voulait donner le Kammerkonzert de Berg avec une équipe de jeunes musiciens moscovites dans son Festival de la Grange de Meslay, aucun refus ne lui fut opposé par Gosconcert, l'agence officielle qui gérait la carrière de tous les musiciens vivant en URSS. Ekaterina Fourtseva, la puissante ministre soviétique de la culture de 1960 à 1974, ne fit rien savoir non plus. Du temps du rideau de fer, ce qui n'était pas officiellement autorisé n'était pas interdit... mais n'existait tout simplement pas. Richter savait que les visas pour la France ne viendraient pas, d'autant que plusieurs des musiciens étaient juifs et que l'antisémitisme d'État soviétique était toujours vivace dans une administration pas aussi unifiée dans ses prises de décisions qu'on l'imaginait à l'Ouest : chacun attendait donc que l'autre se dévoile en donnant le sésame. Le pianiste s'enferma chez lui, refusant ostensiblement de communiquer avec quiconque hormis avec sa compagne et voisine de palier Nina Dorliac. En quelques jours, tout Moscou pensa que Richter était malade. Fourtseva visita le pianiste, donna son feu vert. Gosconcert s'exécuta.

À n'en pas douter, la même chose se serait produite si Richter avait programmé Pierrot lunaire d'Arnold Schönberg et quelques chansons tirées de L'Opéra de quat'sous composé par Kurt Weill sur des paroles de Bertolt Brecht. Peut-être d'ailleurs l'a-t-il fait ? L'équipe réunie cette année à la Grange était très richtérienne au fond : triomphe de la jeunesse, du talent, de l'ingéniosité et du respect du public sur le prestige de noms qui luttent en coulisse pour savoir qui doit être écrit le plus gros et dans quel ordre. Modèle aussi de relation avec le public : le chef Yoan Héreau explique rapidement et très clairement aux spectateurs l'œuvre de Schönberg et ses différentes « étapes », comme la soprano Raquel Camarinha racontera les chansons de Weill que Héreau a arrangées – de même que le sublime fado donné en bis – pour l'ensemble instrumental imaginé par Schönberg pour son Pierrot.
Ce programme devrait tourner partout en France. C'est un modèle de ce que peut proposer une saison culturelle. D'autant qu'il est interprété comme il doit l'être. Chanté ou parlé le Pierrot lunaire ? Parlé mais avec des hauteurs de notes respectées. Mieux sans doute encore chanté et dit avec éloquence, comme ce dimanche après-midi par une Raquel Camarinha à la voix aussi pure qu'agile et parfaitement placée, à la diction claire, exemple à suivre d'autant que l'atmosphère étrange et prenante de cette musique est magnifiquement rendue par les musiciens réunis.
Œuvre charnière qui fascinera Ravel comme Puccini lors de sa création, elle n'est pas si souvent que cela donnée. Quand elle l'est, ce n'est pas souvent avec le naturel de jeunes gens qui ont assimilé ce langage bien mieux que leurs prédécesseurs. De sorte qu'il n'y a finalement pas de grand écart à faire pour apprécier le Tango Ballade de Weill, ou La Complainte de Mackie le surineur, la Chanson de Barbara, Surabaya Johnny ou Youkali. La voix de la chanteuse fait ici aussi merveille, tant elle a gardé quelque chose de l'enfance et dit beaucoup du trouble qu'inspirent cette musique lancinante et ces textes qui rencontrèrent immédiatement le succès au point qu'en 1931, Pabst en fera deux films tournés simultanément, le premier tourné en allemand avec la grande Lotte Lenya et le second en français avec Margo Lion. Le fado donné en bis surprend mais donne la chair de poule. On rêve retrouver ce groupe dans un concert qui réunirait chansons de cabaret et quelques larmes de Lisbonne et de Porto.
Deux heures plus tard, Vadim Repin et Andrei Korobeinikov entrent en scène pour un programme qui remonte dans le temps : partant de la Sonate pour violon et piano de Debussy dans laquelle ils se cherchent un peu, les voici à l'aise et bien sonnants dans une Sonate n° 3 de Grieg lyrique, passionnée, romantique qui convoque le souvenir de Fritz Kreisler et de Sergueï Rachmaninov qui l'ont enregistrée à la fin des années 1920. Les deux musiciens nous entrainent dans leur rêve dans le deuxième mouvement et construisent magistralement le finale dont le grand thème nostalgique pourrait être d'Ernest Chausson. Leur interprétation engagée et noble nous conduit naturellement vers une Sonate de César Franck éloquente, ardente, rêveuse, grandiose, emportée, jouée sans réserve expressive, mais – pardon pour l'image – avec un cœur gros comme ça et une tenue musicale magnifiée par des sonorités somptueuses.
Le voyage d'Alain a été pris en charge par le Festival de la Grange de Meslay.