Seul sur la scène de la grande salle Pierre Boulez, micro en main, Antoine Lederlin n’a pas l’air dans son assiette. Les quatre pupitres disposés en arc-de-cercle devant lui n’ont a priori rien d’anormal pour un concert de clôture de la Biennale des quatuors à cordes, mais ce n’est pas ce qui était prévu. Et ce que l’on craignait est révélé publiquement par le violoncelliste du Quatuor Belcea : après Gabriel Le Magadure, un autre membre du Quatuor Ébène (l’altiste Marie Chilemme) a été testé positif au Covid-19, contraignant les « Ebelcea » à revoir leur copie en urgence. Les octuors qu’aurait dû jouer cette dream team de la musique de chambre sont mis de côté, remplacés par un programme imaginé en catastrophe il y a quelques heures à peine : les Belcea ouvriront le bal en première partie avec un quatuor de Brahms, avant que les « rescapés » ne s’attaquent au Quintette à deux violoncelles de Schubert. Antoine Lederlin hésite sur les mots à employer : « jouer » le Quintette ? « On va essayer de le lire », dit-il avec un sourire un peu triste. On apprendra en effet à l’issue du concert que les musiciens n’ont disposé que d’une heure de répétition pour jeter les bases d’une interprétation – une goutte d’eau pour cet océan schubertien d’une cinquantaine de minutes !

Le Quatuor Belcea
© Marco Borggreve

Nous n’y sommes pas encore. Et pour l’heure, il est impossible de deviner que le programme joué n’était pas celui prévu. Sous les applaudissements insistants d’un public tout acquis à leur cause, les Belcea entrent en scène et attaquent un Quatuor op. 51 n° 1 de Brahms d’anthologie. Certes, ils ont joué cette œuvre à de nombreuses reprises et l’ont même enregistrée. Mais comment peut-on conserver sans travailler cette pureté d’intonation collective, ces équilibres parfaits, cette souplesse du phrasé ? On se frotte les yeux. Le violon intense de Corina Belcea multiplie les thèmes à faire pleurer les pierres, ajoutant son vibrato chaleureux et hyper expressif exactement là où il faut pour donner la chair de poule. Le second violon d’Axel Schacher joue les gardes du corps modèles, suivant l'archet de sa partenaire comme son ombre, timbrant la voix inférieure quand l’écriture l’exige. À l’alto, Krzysztof Chorzelski semble galvanisé par cette situation exceptionnelle ; ce n’est qu’un aperçu de ce qu’il incarnera dans Schubert mais, déjà, il est cette indispensable plaque tournante entre les violons et les basses, et ses prises de parole sont un exemple d’autorité tranquille. Quant à Antoine Lederlin, il soutient l’ensemble sans frémir. On atteint l’entracte et c’est déjà un triomphe.

Arrive le Quintette de Schubert et il faut l’avouer, on a une légère appréhension. L’œuvre est un sommet de la musique de chambre que tous les musiciens ici présents ont déjà gravi, mais cela n’amoindrit pas le défi qu’il représente en termes de balance et de mise en place entre les cinq voix changeantes, de justesse harmonique dans des tonalités alambiquées mais aussi et surtout en termes de choix poétiques : il faut absolument éviter d’être prosaïque dans cette partition qui exige des phrasés projetés au long cours, des choix de tempos forts pour incarner le verbe schubertien.

Or dès les deux premiers coups d'archet, on entrevoit la leçon de musique de chambre qui va durer une petite heure encore : obligés à une écoute aiguisée à 360 degrés, les cinq musiciens font corps avec une solidarité impressionnante. Pas une seule note n’est jouée sans le souci des autres, de l’attention envers chaque partie, chaque partenaire, envers la texture et l’énergie de l’ensemble ; pas un seul aspect du texte n’est négligé. Dans ces conditions, le jeu en imitation et les duos du premier mouvement acquièrent une dimension supplémentaire, et les silences habités des mouvements centraux sont remplis d’un sens nouveau. A-t-on déjà vu un ensemble dans une telle osmose ? A-t-on déjà écouté cette œuvre avec une telle attention et un tel goût du moindre changement harmonique, de la moindre intention interprétative ? Car la « lecture » des Ebelcea est gorgée de vie, portée par le violon si éloquent de Pierre Colombet, bouleversant d’expressivité fragile dans ses chants et pourtant d’une solidité technique à toute épreuve.

Le Quatuor Ébène
© Julien Mignot

Si certains éléments trahissent évidemment l’absence de réel travail de fond pour ces interprètes d’habitude hyper perfectionnistes, ce sont des détails infimes gommés par des musiciens qui s’adaptent en un temps record : dans un premier temps livré avec des archets hétérogènes, le choral du mouvement lent se transforme ainsi en un chant parfaitement unifié, magnifiquement ponctué aux extrémités du quintette par les deux rescapés des Ébène. Le scherzo est livré dans un tempo infernal que bien des ensembles se refuseraient à adopter, et le finale est pris à bras le corps par des musiciens qui assument complètement les accents populaires de l’ouvrage. Après un dernier Prestissimo qu’on aura vécu en apnée, l’ovation d’une Philharmonie électrique vient ponctuer ce concert de clôture miraculeux. Si elle n’a pas pris la forme initialement attendue, la leçon de musique de chambre a bien eu lieu. Et le Quintette de Schubert, souvent considéré un peu vite comme une partition crépusculaire, s’est transformé en œuvre pleine de vie et de bonheur inespéré.

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